Passer de rien à tout

Entretien avec Florence Billet-Ranger

Forte d’une énergie à revendre, Florence Billet-Ranger – Flo, pour sa cohorte d’amis – a vécu de sacrées aventures, d’un continent à l’autre. À commencer par sa naissance, car être au monde, dit-elle, quelle merveille, quel mystère ! Une aventure hors du commun lui a permis de retrouver ses origines en Colombie. Une autre, de retour en France, a été la mise en mots de ces retrouvailles. Partage avec une jeune artiste dont la sensibilité est à fleur de tendresse…

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Propos recueillis par Béatrice de Pommereau

Florence, à l’âge de 29 ans, grand saut dans l’inconnu – jusque dans les territoires reculés et dangereux des Farc en Colombie où vous êtes née – pour trouver une parcelle de connu et retrouver celle qui vous a donné la vie.

Oui, j’ai réalisé brutalement un jour, en voyant son nom sur mon dossier d’adoption, pour refaire mes papiers d’identité perdus, que j’avais une mère de naissance. Avec son nom, je suis passée du rien, du vide, à une personne. Elle a pris sa place. Les mots sont très importants pour moi. Je partais avec une amie en Colombie pour un voyage de tourisme, mais les choses ont soudainement changé. Tout ce qui comptait pour moi en retrouvant le sol colombien, c’était trouver ma mère, la retrouver… Alors je suis partie. Au total, j’ai passé neuf mois en Colombie en quatre voyages. J’ai eu besoin de vivre cela seule : c’était mon imprégnation. Mon aventure. J’étais prête.

Cela fait quoi, de passer de « rien » à « tout » ? Avez-vous eu l’impression de changer ?

Cela m’a « reconnectée ». Je sais d’où je viens. J’ai eu la preuve que je suis vivante, en vie. Oui, en Colombie je me suis reconnectée. J’ai eu l’immense chance de retrouver ma mère, Blanca, mais aussi un pays – on a tellement besoin de se sentir rattaché à une communauté ! Il faut dire aussi que j’ai toujours été en recherche, dans ma tête. Je demandais sans arrêt à mes parents : Mais pourquoi ? Mais comment ? Toujours eu besoin de plus. Il me semble qu’on a tous un « là-bas », pour moi, c’est ce pays caché qu’on n’ose pas aborder et qu’on rêve secrètement de découvrir. Nous avons tous un « là-bas » à explorer, une chasse au trésor à vivre.

Vous avez eu besoin d’écrire et de dessiner ?

Dès le départ, j’ai voulu garder la trace des émois et sensations qui m’ont habitée. Il y a eu la grande quête de ma mère, bien sûr, mais pas uniquement. J’ai voulu parler de mon pays de naissance, de ma rencontre avec les enfants indigènes de la Sierra Nevada avec qui j’ai organisé des ateliers d’arts plastiques. Il me fallait parler de l’identité culturelle, des racines. Par mon témoignage, je voulais montrer l’importance de sublimer son histoire. 

Vous avez traversé une véritable épopée. Et en 2019, votre livre, Une mère, etc., coécrit avec une journaliste, reprenait trait pour trait votre histoire.

Après avoir tenu chaque jour un carnet, Gran Colombia, qui était donc viscéral, le roman est venu, par étapes, au fil de belles rencontres. J’ai eu la chance de trouver un éditeur formidable. Des épopées, on en vit plusieurs dans sa vie. En fait, avec ce livre, s’est installé un début, quelque chose de nouveau dans ma vie.

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Vous avez eu cette intuition que, dans ce pays où la nature vous est si chère et vous ressource, votre mère « naturelle » – selon vos mots – était en vie. Mais vous auriez pu ne pas la rencontrer.

J’étais prête à cette éventualité. Ma quête apportait des réponses à des vides et j’étais prête pour le lâcher-prise. Il y a des choses qui ne vous appartiennent pas. Je me disais : Ce n’est pas grave, je trouverai un frère, une sœur. C’est une empreinte qu’on cherche, un miroir. On peut très bien avoir été élevé par une grand-mère, un oncle, il ne faut pas tout focaliser sur la mère. Ce qu’on veut retrouver, au-delà, c’est une famille.

La nounou qui m’a recueillie à l’âge de 3 semaines fait également partie des personnes relais fondamentales de ma vie. Peut-être que c’est elle, la maman ! Toutes les « mains de tendresse » comptent. Elle a été le premier maillon fort, qui a permis le processus d’adoption. Elle a « transformé l’essai ».

Votre ancrage dans votre Languedoc-Roussillon et dans votre Colombie « nourricière » rappelle votre dessin Arborescences. Aujourd’hui, comment vous situez-vous, avec ces racines ?

Je pense que j’ai cette chance d’avoir deux cultures, deux pays, deux familles. Et à vrai dire, ma famille colombienne me rapproche de celle de France. Tout cela me donne beaucoup d’énergie ! J’ai puisé une grande force en Colombie, je me baignais tout le temps dans la mer des Caraïbes en lui disant : Donne-moi des forces ! Oui, là-bas, je me suis recentrée.

Une autre personne relais a été votre grand-mère maternelle. Pouvez-vous l’évoquer ?

Une force incroyable, ma chère grand-mère ! Elle a révélé beaucoup de choses en moi. Théâtre, chant, et puis elle m’a mis des crayons dans les mains… alors, très vite, j’ai croqué. Croquer la vie je ne sais, mais croquer par les mots, par mes dessins. Aujourd’hui je dessine beaucoup et j’en ai fait mon métier : j’aime transmettre et suis éducatrice auprès d’enfants. Je travaille dans des clubs « Coup de pouce » pour des enfants en zones défavorisées, dans des ateliers relais, j’aide des collégiens en décrochage scolaire, en tant que professeur d’arts plastiques. C’était fait pour moi ce métier ! Et puis, l’adoption convoque les mêmes problématiques que celles qui sont liées à l’exil. Par l’abandon, je peux parler de ce sujet. Je me sens proche et je suis légitime, en plus, je suis métisse ! Ils me respectent. De par mon histoire et mes doubles racines, Je pense pouvoir les comprendre et donc peut-être leur apporter un peu plus que d’autres. Et puis j’adore les enfants ! Sans doute parce que j’ai été une enfant ou plutôt une adolescente à problème. En Colombie, je me suis rendue à l’ICBF (Instituto Colombiano de Bienestar Familiar, autorité centrale colombienne) et j’ai parlé aux enfants avec mon cœur : Même si vous êtes adoptés un jour, n’oubliez pas d’où vous venez, mais je pouvais leur dire aussi : Vous serez peut-être confrontés à telle ou telle difficulté (couleur de peau, parents qui vont vouloir tout changer en vous…) ; ne vous braquez pas, n’ayez pas peur ! J’ai essayé de leur donner des clés. Avec eux, j’ai imaginé un « Arbre à rêves » : j’aborde toujours avec les enfants les thèmes du voyage, des origines culturelles et du rêve.

À l’âge de 14 ans, vous avez été très malade : une polyarthrite. Et vous vous en êtes sortie.

Pendant près d’un an j’ai été clouée au lit. Mais j’ai eu la chance de rencontrer Myriam, une femme thérapeute qui m’a expliqué qu’il valait mieux décrypter la colère et les émotions qui me « paralysaient » qu’avaler des médicaments. Pour la première fois, elle a pointé la névrose d’abandon liée à mon histoire, quelque chose qui sera toujours douloureux, m’a-t-elle dit. Petit à petit, j’ai pu dénouer les nœuds tissés en quelque sorte par moi-même – ou par la vie. Sur mon lit d’hôpital, une quantité de livres et une succession de bonnes rencontres y ont aidé. J’ai lu Cyrulnik, j’ai rencontré Tim Guénard, lu Louise L. Hay… La maladie peut venir sauver quelque chose, encore faut-il avoir les clés de lecture et du coup, il arrive qu’elle soit une chance. Elle l’a été pour moi.

Votre talent a pris également racine au cœur de votre famille. Vous avez travaillé dans une ancienne oliveraie familiale reprise par un de vos cousins.

Oui, ce cousin très cher m’a dit : Je voudrais créer un musée, il doit y avoir des dessins, de la poésie, des textes bien sûr, ta sensibilité et… que ça parle de la famille : tu as carte blanche. J’ai travaillé avec passion sur ce projet, autour de la symbolique de l’olive, « l’or de mon grand-père », puisqu’il s’agissait du moulin à huile de ce grand-père paternel, un projet que j’ai intitulé « Origine ». Ce travail a été une grande joie. Oui, ma famille m’est très chère.

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Vous évoquez les « personnes relais », vous travaillez dans des ateliers relais, vous êtes vous-même un relais : souhaitez-vous vous investir auprès de personnes adoptées ?

Avec la parution de mon livre, les superbes rencontres ont continué : j’ai rencontré la Voix des Adoptés, EFA… L’adoption, pour moi, est une chance incroyable. Ma mère de Colombie m’est très chère mais je sais bien que ma vie aurait été bien différente de celle de mes frères et sœurs biologiques et que j’ai une chance inouïe dans mon deuxième pays, la France. J’ai été aidée, alors si, à mon tour, je peux aider des personnes en difficulté… J’aimerais les aider à voir les choses positivement. Moi, j’aime les histoires qui se terminent bien, alors peut-être que je cherche à réécrire la mienne mais je me dis que Blanca a tout réussi : elle a choisi la bonne personne pour moi, m’a laissée au bon moment (3 semaines, ce qui m’a permis d’avoir un confort, une sécurité). Elle a bien joué. Un geste, un acte au premier degré peut être douloureux mais peut aussi être un miracle. Si elle ne m’avait pas abandonnée je ne sais pas où je serais. On peut dire qu’elle a été lâche, qu’elle m’a abandonnée, mais dire aussi qu’elle a réussi. Moi, je choisis le verre à moitié plein ! J’aimerais pouvoir aider les autres à lire leur histoire avec un regard positif, avec lequel on peut construire.

Justement, que diriez-vous à ceux qui se préparent à devenir parents ou le sont déjà ?

Qu’ils ne sont pas des super héros. On demande aux parents d’être parfaits, mais souvent, le chemin avec l’adoption est compliqué. Les parents, je réalise mieux leur propre souffrance. Je pense qu’il faut les aider d’abord, eux, pour qu’ils puissent être de bons éducateurs.

Pourriez-vous rappeler la phrase avec laquelle vous avez conclu une présentation de votre livre, au Grand Action, à Paris, en juin dernier ?

Une mère etc. demande à chacun d’entre nous de définir ce fameux « Qui suis-je ? », je vous le souhaite indéfinissable.

Pour aller plus loin

  • Florence Billet et Isabelle Spaak, Une mère, etc., Éditions l’Iconoclaste, 2019

Emmanuelle a été adoptée. Le temps passe et elle ressent le besoin profond de retrouver son autre mère. Alors elle décide de faire le voyage jusqu’en Colombie.

livre Une mère, etc. Florence Billet