L’accès à l’autonomie : comment ça se passe ?
L’accès à l’autonomie… une vaste question, qui revient souvent dans les discussions de parents, mais aussi lorsque l’on réfléchit à son projet d’adoption. Or, l’autonomie s’acquiert au fil du temps, au fur et à mesure que l’enfant grandit.
Mais les enfants adoptés ont des spécificités qui rendent le schéma classique de la prise d’autonomie un peu différent de celui des autres. Voyons pourquoi.
Par le Docteur Odile Baubin, pédiatre référent du service Enfants en recherche de famille
L’un des objectifs des parents dans l’éducation de leurs enfants, d’où qu’ils viennent, est d’en faire des adultes bien dans leur peau, heureux et autonomes. L’accès à l’autonomie ! ce n’est pas une mince affaire car le petit d’homme est le bébé le plus dépendant qui soit dans le monde animal.
Vous viendrait-il à l’idée de demander à un enfant de 2 ans de traverser seul une rue passante ? Pourtant, à première vue, il en a les capacités physiques : il sait marcher et même monter et descendre la marche du trottoir sans aide. Mais son champ de vision est trop étroit pour lui permettre de voir la voiture qui arrive, et encore moins d’en apprécier la vitesse. Il ne connaît ni les couleurs ni la notion « en haut-en bas » et ne peut donc apprendre les indications lumineuses du feu tricolore et du passage piéton.
Le besoin et l’envie sont nécessaires pour favoriser l’accès à l’autonomie
Compétences spécifiques et besoin
Chaque étape de prise d’autonomie requiert des compétences spécifiques et comme la vie est en général bien faite, ces compétences arrivent au moment où nous en avons besoin. Le besoin, c’est ce deuxième ingrédient nécessaire pour favoriser l’accès à l’autonomie ; on voit bien comment les enfants dont on devance tous les besoins, sans qu’il leur soit nécessaire de les exprimer, parlent plus tardivement ou dans un charabia que seuls les parents comprennent, se contentant parfois d’un geste du doigt pour désigner ce dont ils ont envie. L’envie est un indispensable moteur pour progresser : pourquoi apprendre à marcher, et même à se déplacer, quand on n’a pas envie d’explorer le monde autrement que dans les bras de Papa ou Maman ?
Des enfants qui ont dû s’adapter à leur environnement
La vie est en général bien faite, disais-je ; pas pour tout le monde ! Nos enfants qui ont dû s’adapter à leur environnement n’ont pas toujours les capacités motrices et intellectuelles pour franchir une étape – à moins qu’il ne leur manque le besoin ou l’envie. Ces dernières les ont parfois amenés à développer une autonomie qu’on n’attend généralement pas à cet âge. Revisitons quelques étapes du développement et de la prise d’indépendance tout au long de l’enfance, tout en sachant que chacun a une idée personnelle du degré d’autonomie qu’il espère de son enfant – mais a-t-il tous les atouts en main pour l’acquérir ?
Manger seul
On commence par picorer des petits morceaux dans l’assiette avec les doigts, puis on s’essaye à l’utilisation de la cuillère ou de la fourchette. Mais avant de pouvoir terminer entièrement seul son repas, il faudra encore d’autres étapes selon la façon dont la nourriture est présentée (purée, soupe, morceaux déjà prêts ou à découper) et selon les codes familiaux de la tenue à table (pousser avec les doigts ou avec un bout de pain ou son couteau, par exemple). Tout ceci va demander une psychomotricité fine qui commence par la préhension pouce-index vers 9 mois, pour s’enrichir de la coordination main droite-main gauche plus tardive.
L’impact des carences précoces
On sait que les carences précoces ont un impact sur le développement de ces compétences. Aussi, il n’est guère étonnant qu’un enfant adopté soit plus en difficulté pour gérer la mise en bouche autrement qu’avec les doigts, surtout s’il n’a pas été familiarisé avec les couverts. Soyons donc patients et acceptons qu’il passe par le stade « je mange avec les doigts » qui est autant une modalité de régression que d’apprentissage. D’autant que d’autres facteurs peuvent jouer. Souvenez-vous ! Il faut avoir besoin, donc avoir faim. Les enfants sont capables de gérer leurs besoins alimentaires et, dans des conditions optimales, de ne manger que lorsqu’ils ont faim et la quantité qui leur suffit à combler leurs besoins. De même, ils privilégieront le sucré ou le salé selon le cas ; les petits modèles actifs, qui brûlent toutes les calories qu’ils avalent, commenceront par le sucré pour pallier l’hypoglycémie qui leur donne la nausée, avant d’être capables de manger le plat de résistance de bon appétit.
L’appétit : un autre facteur indispensable
L’appétit, donc l’envie, autre facteur indispensable, va dépendre de la présentation du plat : assiette colorée où les ingrédients sont identifiables ou bien « plâtrée informe » ? L’envie dépendra aussi du contexte dans lequel l’enfant se met à table : interrompu au milieu de ses jeux ou après avoir participé à mettre la table ; ou encore de son environnement : en famille, devant la télé, en discutant ou sans avoir le droit de parler ? D’autres éléments d’ordre psychologique peuvent aussi entrer en jeu. Si manger est présenté comme un plaisir à faire au parent nourricier, si cela est considéré comme un gage de bonne santé ou de bonne éducation, refuser la nourriture peut être un moyen de pression (à tout âge) surtout pour les petits mangeurs que cela ne prive guère.
S’habiller seul
Des compétences en psychomotricité fine
Plus compliqué que de se déshabiller, s’habiller seul requiert des compétences en psychomotricité fine pour le boutonnage, les fermetures à glissière ou le nouage des lacets, mais pas seulement. Il demande aussi une bonne perception de son schéma corporel, de façon à comprendre que la petite culotte, qui doit venir se positionner sur les fesses, ne peut y parvenir qu’en passant par les jambes et non par la tête. Cette notion est acquise vers 3 ou 4 ans et fait aussi appel à la sensibilité proprioceptive. Cette sensibilité nous permet de sentir où se trouve notre main en train de chercher le trou de la manche, alors que le tee-shirt nous couvre les yeux. Or la perception proprioceptive est souvent peu développée chez les enfants dont on s’est peu occupé pendant la petite enfance, parce que rarement stimulée.
En avoir envie, c’est une autre paire de manches !
Avoir besoin de s’habiller est une situation rare dans nos logements correctement chauffés et isolés. Mais en avoir envie, c’est une autre paire de manches ! Participer au choix de ses vêtements, se sentir valorisé par une belle tenue ou libre de se traîner par terre dans un vieux pantalon qui ne craint rien – adapter l’habillage aux envies du moment facilite l’autonomie. Il n’y a qu’à voir comment les enfants arrivent à se déguiser tout seuls en se servant dans la garde-robe des parents !
Jouer seul
Le jeu est l’une des activités les plus importantes de l’enfant, mais comme toutes les autres, il nécessite un apprentissage. Et pour apprendre à un enfant à jouer seul, il faut d’abord jouer avec lui. Pas seulement le regarder en commentant – Tu devrais donner à manger à ta poupée ou faire un toit à ta maison – mais faire avec lui, assis par terre à ses côtés. Petit à petit, il prendra des initiatives qu’il partagera avec vous puis, au fil du temps, pourra se passer de votre regard sur ses jeux, et même vouloir les garder pour lui. Rester dans sa chambre pour y construire son monde imaginaire demande une bonne dose de sécurité, ce dont les enfants adoptés manquent le plus. Ils ont besoin et envie de jouer, mais ils ont encore plus besoin de la présence rassurante d’un adulte et joueront plus facilement à côté de vous pendant que vous vaquez à vos occupations, ou dans un coin de la pièce d’où ils peuvent vous entendre ou vous voir.
Se coucher seul
C’est-à-dire, quitter la pièce où la soirée se prolonge, sans que personne ne l’accompagne pour lui lire une histoire. Ce n’est plus un problème de capacité motrice ni d’apprentissage, mais bien une question de besoin et d’envie. Besoin de se coucher parce qu’on a sommeil, qu’on est capable de l’identifier et de l’accepter. Mais aussi envie d’aller se pelotonner dans son lit avec un livre, de la musique en attendant que le marchand de sable passe. C’est possible si le coucher n’est pas considéré comme une punition ou une façon pour les adultes d’être tranquilles. Si l’on apprend à chacun à respecter le rythme de repos de l’autre, que l’on valorise les temps de sieste ou les temps calmes où l’on peut recharger ses batteries. Si le timing est annoncé, voire expliqué et ne tombe pas comme un verdict sans signe avant-coureur. Tout cela peut se faire par étapes, mais on ne peut guère attendre une totale autonomie avant 9 ou 10 ans. C’est si bon de se faire raconter une histoire, même quand on commence à savoir lire tout seul ; et puis c’est rassurant de se dire bonsoir au creux de l’oreiller.
Gérer son temps
Une étape est difficile pour tout le monde
C’est être en capacité de se réveiller seul à la bonne heure pour avoir le temps de se préparer, de ne pas rater le bus pour arriver au collège à l’heure. C’est évaluer le temps nécessaire pour faire une tâche, une recherche et anticiper le moment de s’y mettre en tenant compte des contraintes qui ne sont pas de notre ressort : par exemple, si j’ai un achat spécifique à faire pour l’entraînement de sport du mardi et que le magasin est fermé le lundi, samedi à 22 heures il sera trop tard pour y penser !
Certes, cette étape est difficile pour tout le monde, et de nombreux adultes sont toujours en difficulté dans ce domaine ; mais il existe des outils pour gérer son planning. Encore faut-il savoir s’en servir et l’accepter.
Des difficultés de repérage fréquentes chez les adolescents adoptés
Les difficultés de repérage dans le temps sont fréquentes chez les adolescents adoptés. Elles sont en partie liées à l’absence de repères temporels pendant leur petite enfance. En collectivité, le rythme quotidien n’est pas le même qu’en famille : les allées et venues du personnel se font selon un roulement différent de celui des parents qui partent et reviennent du travail ; il y a peu de différence entre le jour et la nuit dans l’encadrement et l’environnement ; parfois même l’école se fait sur place, dans la même pièce que le temps de jeu du soir. De plus, les carences multiples dont ils ont souffert ont pu léser certains circuits neuronaux et ils sont nombreux à avoir du mal à se situer dans le passé, le présent ou l’avenir. Comment dans ces conditions mettre en place sa propre routine ? Les plus anxieux seront prêts trois heures à l’avance, ce qui ne les empêchera pas de manquer leur train le cas échéant à force de trop de vérifications. Les moins battants commenceront à se préoccuper de la façon de réaliser une action au moment où elle devrait déjà être faite, s’enlisant dans une routine de l’échec et réclamant que l’on continue à prendre en charge toutes les étapes.
Les laisser faire leurs expériences
Si nous voulons faire de nos enfants des adultes épanouis et bien dans leur vie, nous devons les laisser faire leurs expériences, leurs erreurs dans ce domaine aussi, sans toujours compenser leurs oublis. S’ils ne se sont jamais trouvés devant le magasin fermé qui vend la console de leur rêve, s’ils n’ont jamais dû faire le trajet à pied parce qu’ils ont manqué leur transport scolaire, ils n’éprouveront ni l’envie ni le besoin de gérer eux-mêmes leur temps. L’autonomie est à ce prix.
Gérer un budget
Dès que l’enfant sait compter, il est habituel de lui donner quelques pièces, que ce soit en récompense d’un service ou pour marquer une étape (la petite souris, par exemple), qu’il pourra dépenser comme il le souhaite. Une des premières étapes pour gérer cet argent de poche est de comprendre que l’on n’est pas plus riche avec quatre pièces de 20 centimes qu’avec une seule pièce de 2 euros. La notion de décimale ne peut s’acquérir qu’avec une bonne capacité d’abstraction. La gestion de l’argent de poche est aussi un apprentissage de l’attente et de la frustration, deux domaines souvent fragiles chez nos enfants adoptés. Attendre d’avoir la somme suffisante pour s’offrir ce dont on rêve, acheter un modèle moins sophistiqué mais moins cher pour rester dans son budget, voilà quelques exemples d’habitudes qui leur serviront plus tard, quand il s’agira de gérer leur budget en totale autonomie.
Une bonne occasion de les armer pour l’avenir
À l’adolescence, pour peu qu’on leur en laisse la possibilité, ils peuvent se confronter à la gestion financière quotidienne et ses priorités : garder de quoi payer un plein pour le scooter au risque de faire ses trajets à pied, choisir entre les nouvelles chaussures à la mode ou les sorties avec les copains en fin de mois. À cet âge, on peut leur demander de gérer le superflu, les loisirs, le confort, en leur assurant l’indispensable et le nécessaire. Une bonne occasion de les armer pour l’avenir, à condition de ne pas être là pour compenser chaque écart et de les laisser assumer leurs choix.
Un domaine délicat où se mêlent des sentiments contradictoires
L’argent est un domaine délicat pour de nombreux adoptés, où se mêlent le sentiment que tout leur est dû, parce qu’ils viennent d’un pays pauvre et qu’ils sont accueillis dans un pays de cocagne, mais aussi la notion de dette envers leurs parents, envers leur pays d’origine, qui leur impose de réussir financièrement pour pouvoir rendre la pareille, et ce, quels qu’en soient les moyens. Ils auront sans doute besoin plus que d’autres qu’on les pousse vers l’autonomie dans ce domaine.
Quitter le nid
Pour prendre leur indépendance, les jeunes adultes doivent franchir un certain nombre d’étapes comme trouver un emploi stable, un logement et en régler régulièrement le loyer, savoir faire tourner une lessive, remplir le réfrigérateur. Ça n’est facile pour aucun d’entre eux car la vie ne prépare pas les jeunes à cette autonomie. À la limite, certains enfants adoptés, qui ont déjà été confrontés à une situation où leur autonomie garantissait leur survie (avant l’adoption), sont mieux armés que leurs camarades. Mais en ont-ils envie ? Ils peuvent avoir besoin de quitter le domicile familial pour se rapprocher de leur lieu de travail ou pour vivre avec un ou une ami(e), mais cet éloignement les angoisse. Ils ont déjà vécu un tel bouleversement (rupture, séparation, changement radical de mode de vie) et ce n’est pas un bon souvenir. Cette étape peut être douloureuse car ils ont peur que ce soit sans possibilité de retour. Alors ils laissent des « traces » : des affaires dont ils n’ont pas besoin pour le moment, des documents administratifs qui seront plus à l’abri chez les parents, des jouets de leur enfance qu’ils voudraient transmettre à leurs enfants. Cela ne semble pas lié uniquement au manque de place dans le nouveau logement, assez classique chez les jeunes adultes mais, pour les adultes adoptés, à une façon de marquer leur territoire en restant bien visibles : dans leur chambre d’adolescent si possible, à la cave ou au grenier bien en vue au milieu du bazar parental, pour qu’on ne les oublie pas. Quand ils sont amenés à revenir au nid familial, à la suite d’une perte d’emploi ou d’une séparation amoureuse, situation relativement fréquente aujourd’hui dans la population générale, tous ne le vivent pas forcément comme une épreuve, à l’inverse de leurs copains. Ils semblent se ressourcer et ont besoin de faire le plein d’estime de soi et de sécurité avant de songer à repartir.
Les parents auront leur rôle à jouer dans l’accès à l’autonomie
Ces quelques étapes ne sont que des exemples destinés à proposer des clés de réflexion sur la prise d’autonomie que chaque parent attend et espère de son enfant. S’assurer d’abord qu’il a acquis les compétences nécessaires ou l’aider à compenser les difficultés dans ce domaine avec le soutien éventuel de professionnels. Mais cette acquisition, si elle est indispensable, n’est pas suffisante et les parents auront leur rôle à jouer pour laisser émerger le besoin, voire le créer, et susciter l’envie pour accompagner leur enfant dans la découverte et le plaisir de « faire tout seul ».
Pour aller plus loin
- Accueil n° 201, L’autonomie, un formidable défi ! décembre 2021
Conduire son enfant au plus près de l’autonomie, lui donner de quoi voler de ses propres ailes semble bien être le but de l’éducation, l’ambition de tout parent. Mais l’enfant adopté n’a pas eu un début de vie classique : il a pu arriver dans sa nouvelle famille déjà âgé ou connaître des « attachements » difficiles, données qui peuvent rendre son autonomie plus complexe et plus longue à acquérir, à chaque période de son développement. Cette fameuse autonomie, réclamée très tôt par les uns, espérée – ou redoutée – par les autres, semble avoir une résonance particulière chez les parents adoptifs. Ce dossier explore cette question, aux différentes phases de vie de l’enfant adopté, de sa petite enfance à son adolescence, jusqu’à son statut de jeune adulte majeur.