Les besoins des enfants adoptés au fil de l’enfance
Quels sont les besoins des enfants adoptés au fil de l’enfance ? leurs besoins spécifiques ? Comment sont-ils repérés ? Comment parvenir à combler les carences dont ils ont souffert ? Le docteur Odile Baubin, pédiatre référent du service Enfants en recherche de famille, nous éclaire sur ce qui a leur a manqué, mais aussi sur la façon dont les parents devront répondre aux besoins de leur(s) enfant(s).
Par le Dr Odile Baubin
Depuis quelques années, on voit émerger des recommandations prenant en compte les besoins des enfants, notamment dans les mesures de protection de l’enfance où il était question jusqu’alors de l’intérêt de l’enfant. Cette prise de conscience progressive modifie le regard des adultes vis-à-vis des enfants dont ils ont la charge à un titre ou un autre. Pour les parents adoptifs, cette façon d’appréhender leurs enfants et futurs enfants est au cœur de l’action d’EFA et d’ERF depuis des décennies, tant dans notre accompagnement en tant que pairs, que dans nos interventions auprès des institutions. Il n’est cependant pas inutile de préciser ce que l’on entend par besoin, comment il se manifeste tout au long de l’enfance, et comment y répondre au mieux.
Le besoin de sécurité : un « méta-besoin » qui recouvre tous les autres
Les différentes définitions du mot « besoin » font référence à « un sentiment de privation de quelque chose nécessaire à la vie » (Larousse), exprimant « un état de dépendance à l’égard de son milieu extérieur » (Pourtois et Desmet). Exprimé ainsi, on comprend comment l’absence de réponse aux besoins les plus fondamentaux, dits « besoins primaires de l’enfant », est génératrice d’un véritable état de manque, comparable à celui ressenti par les toxicomanes. Le manque est douloureux et il s’imprime dans la mémoire de l’individu, comme une expérience négative et reproductible, générant une angoisse de non-réponse qui entretient un climat d’insécurité. Or tout enfant a besoin de sécurité pour pouvoir explorer le monde, faire des expériences et des découvertes qui nourriront ses apprentissages, et faire face aux changements qui ne manqueront pas de se produire tout au long de sa vie. C’est pourquoi le besoin de sécurité a été défini comme un méta-besoin qui englobe et recouvre tous les autres. Pour l’enfant adopté, qui a déjà fait l’expérience de l’insécurité, de l’angoisse de la non-réponse du fait de son abandon, la sécurité est un enjeu primordial tout au long de sa vie ; que ce soit avant son adoption, dans la création du lien parent-enfant, mais aussi à l’adolescence jusqu’au moment où il se sentira en capacité de voler de ses propres ailes. C’est ce qui fait la particularité de la parentalité adoptive et sa difficulté, car il n’est pas toujours aisé de distinguer besoin et désir. Ne pas répondre à un besoin génère de l’insécurité dont on a vu qu’elle est délétère, alors que ne pas répondre à un désir crée de la frustration dont on sait qu’elle est nécessaire. En se penchant sur les différentes étapes de la vie de l’enfant, nous tenterons de faire la part des choses.
Une séparation sans retour qui éloigne l’enfant de son « donneur de soins »
Que le bébé soit abandonné dès sa naissance ou que l’enfant plus grand soit victime de délaissement, il existe un moment de rupture, de séparation sans retour qui éloigne l’enfant de son « donneur de soins » naturel, le privant ainsi de réponse à ses besoins. Parmi les mammifères, le petit d’homme est le plus dépendant à la naissance et dans les premières années de sa vie. Il ne peut assurer seul ses besoins physiologiques et dépend de son entourage pour se nourrir, être propre, avoir chaud, être protégé des dangers immédiats que fait planer sur lui son environnement. Ses besoins relationnels et affectifs sont aussi mis en danger par la nature même de ce qu’il vit : abandon à la naissance, négligences, maltraitances. Au fil des jours, il expérimente ces situations de non-réponse qui se répètent, développe des stratégies d’adaptation pour moins souffrir. Tel enfant « hyperactif » réclamera son dû par des colères, une exigence incessante, alors que tel autre, réagissant sur un mode plus « dépressif », se fera oublier tant il a fini par se persuader qu’il n’aura pas de réponse. La palette de ses besoins se différencie selon son mode réactionnel, en fonction des réponses qui lui auront le plus manqué.
Les parents sont choisis en fonction des besoins de l’enfant
C’est l’analyse fine de l’histoire de l’enfant, des expériences négatives et positives qu’il a pu faire, qui va permettre de dresser le profil des parents qui seront les plus à même de répondre à ses besoins. Cette analyse des besoins est l’outil indispensable au Conseil de famille qui devra réaliser le meilleur apparentement pour l’enfant, quel que soit son âge. Transmise aux futurs parents, elle leur permettra d’adapter leur façon de faire et de favoriser le sentiment de sécurité de leur enfant par une réponse adaptée. Par exemple, ce bébé né prématurément qui a été dans un premier temps nourri par gavage, et n’a pas retrouvé le plaisir oral de la succion, aura besoin de parents patients dans le nourrissage, peu angoissés par les périodes de refus alimentaire, inventifs pour apporter le minimum nutritionnel indispensable, sans forçage. Cet enfant dont l’histoire est marquée de nombreux et brusques changements de lieu de vie, d’adulte référent aura besoin de parents bien installés dans une vie stable, à l’abri de déménagements répétés, et dont le rythme de vie quotidienne laisse la place au temps, à l’ennui.
Une grande disponibilité pour combler les carences et les non-réponses du passé
À la lumière de ce qui précède, on voit bien comment la priorité des nouveaux parents, à l’arrivée de leur enfant, est de lui apporter cette sécurité qui est la base de son évolution ultérieure. Constituant la base de la pyramide des besoins (pyramide de Maslow), les besoins dits « fondamentaux » sont ceux qui permettent la survie tant physique que psychique. C’est tout l’enjeu des premières relations au sein de la famille nucléaire : nécessité de restreindre le cercle familial dans un premier temps pour favoriser une relation exclusive parents-enfant, installation de rituels qui seront propres à chaque famille et qui créent un sentiment de sécurité par cette sensation de « déjà-vu », un sentiment de permanence qui permet de se projeter sans angoisse dans l’avenir. Durant cette phase qui vise à combler les manques de l’étape précédente, il est nécessaire non seulement de répondre aux besoins fondamentaux des enfants mais surtout d’y répondre rapidement et si possible toujours de la même façon, avant que l’angoisse de la non-réponse ait le temps d’émerger. Cela implique une disponibilité accrue, dans le temps comme dans l’esprit, un « travail » à plein temps des parents, qui peut être interprété par un observateur extérieur non averti comme une implication excessive. Non, ces enfants ne font pas des caprices lorsqu’ils réclament d’être portés, bercés, nourris à la becquée, câlinés, écoutés en permanence ; ils expriment ce dont ils ont besoin pour combler leurs carences et mieux on y répond, plus vite ils consolideront leur base de sécurité.
Savoir poser des limites éducatives
Cela implique aussi de savoir poser des limites éducatives ; poser un interdit, dire non est aussi fondateur que nourrir ou caresser. L’interdit est une expérience que, pour la plupart, ils n’ont jamais vécue, ou alors l’interdit a été posé de façon brutale, voire maltraitante pour certains. Pourtant, savoir que le parent est aussi là pour l’éloigner du danger, le protéger de sa propre violence, des conséquences néfastes de ses velléités intrépides ou de ses réactions inadaptées, provoquées par une inexpérience en matière relationnelle, est aussi source de sécurité. Comme pour tout ce que les parents mettront en place durant cette période de découverte mutuelle, l’important est dans la stabilité, la permanence, la répétition qui sont des facteurs favorisant la notion de sécurité.
Ne pas précipiter la socialisation
Puis vient le moment de la socialisation. Compte tenu de la moyenne d’âge à l’arrivée des enfants, il s’agit le plus souvent du temps de la scolarisation mais le propos est valable pour les plus petits à l’entrée en crèche. Cette étape vise à favoriser les découvertes pour nourrir les apprentissages. Les enfants sont curieux par nature et leur faculté d’exploration nécessite une base de sécurité solide ; c’est un peu comme dans ce jeu de récréation du « chat » où le joueur réfugié dans sa « maison » est intouchable. Cette « maison », c’est la base de sécurité que les parents auront créée avec eux, qui leur donne les ailes nécessaires pour aller à la découverte du monde. On comprend donc que tant que cette base ne sera pas solide, l’extérieur fait peur, et l’enfant ne tire pas bénéfice de ses « découvertes », « n’entre pas dans les apprentissages », pour reprendre une formule consacrée. Inutile donc de précipiter la socialisation pour rattraper le temps perdu. Pourtant, on observe que certains enfants fraîchement arrivés réclament d’aller à l’école : ils en ont envie, parce que la collectivité, c’est ce qu’ils connaissent le mieux, mais les parents savent maintenant que ce n’est pas ce dont ils ont besoin. Tant qu’il ne se sentira pas à l’aise dans son nouvel environnement, un enfant n’est pas en capacité de se projeter vers son avenir ; peu lui importe d’essayer de comprendre le monde qui l’entoure s’il ne comprend pas ses proches. Cette ambivalence peut s’observer à plusieurs niveaux au cours de la scolarité :
dans les relations avec les pairs, lorsqu’il existe un décalage entre la maturité physiologique et affective et que ses réactions inappropriées sont mal interprétées et prises pour de la violence ;
dans les apprentissages qui font appel au temps, au passé qu’ils préfèrent oublier, au futur qu’ils ne sont pas certains de mériter ;
dans les choix d’orientation, quand il s’agit de se projeter vers un métier, un avenir, quand ils se débattent dans un conflit de loyauté entre ce que leur suggère leur milieu de vie actuel et ce qui leur semble dicté par leurs origines, que la société leur renvoie si souvent maladroitement.
S’appuyer sur des figures de référence
On arrive naturellement à la période d’adolescence, période marquée par le besoin de séparation enfant-parent, de structuration de la personnalité qui mêle l’identification dans un souci d’appartenance à sa famille, et l’individualisation. Pour pouvoir se séparer, l’adolescent a besoin d’être certain de la solidité des liens qu’il a créés avec sa famille, ses parents. Tous les adolescents viennent éprouver ces liens, mais pour les ados adoptés, ces attaques peuvent venir toucher des zones fragiles, parce que faisant référence à une certaine réalité. Le « Tu n’es pas mon père, ma mère » ne doit pas être entendu au sens biologique mais comme une recherche de réassurance de la permanence de ce lien qui unit parent et enfant quoi qu’il arrive. Ils savent très bien que, biologiquement parlant, on pourrait aller dans leur sens ; ce qu’ils cherchent, ce sont des raisons de croire que nous sommes toujours leurs parents. Des parents qui continuent à poser des interdits en fonction de leurs propres valeurs, sans chercher à compenser le sentiment d’injustice qui ressurgit à cette période par du matériel ou du laxisme. Les ados ont déjà bien assez de préoccupations avec leur apparence : À qui je ressemble ? À quel adulte m’identifier ? Dans ce domaine, la différence avec leurs homologues est incontournable et elle est source d’angoisse. Une fois de plus, ils sont confrontés à l’incertitude de l’avenir qui ramène de l’angoisse, de l’insécurité et il va falloir assurer d’autant plus pour les aider à combler ce manque. Les autres peuvent puiser dans leur arbre généalogique pour trouver des réponses : la maladresse légendaire de tante Agathe ou la corpulence du grand-père. Les enfants adoptés doivent trouver des repères en dehors du cadre qui semble avoir éclaté ou disparu. On peut les aider à trouver des figures de référence qui pourraient leur correspondre, si possible valorisantes : mieux vaut s’identifier à un grand sportif ou à un musicien célèbre, qu’au SDF que l’on croise devant la boulangerie ou aux délinquants qui font la une des journaux. On peut aussi relever avec eux les points de ressemblance acquis par mimétisme : se reconnaître dans le goût pour la cuisine de son père ou celui pour l’écriture de sa mère, c’est toucher du doigt l’importance du sentiment d’appartenance comme assise de sa sécurité. D’une manière plus globale, la « quête des origines » ne se résume pas à connaître sa mère ou son père biologique. Savoir d’où l’on vient, comment on est arrivé là, pourquoi… toutes ces questions viennent percuter ce bouleversement physiologique et psychologique qu’est l’adolescence. Et ce remaniement en profondeur est encore plus angoissant pour les enfants qui l’ont déjà expérimenté en raison de leur abandon ; d’où l’importance accrue de valeurs familiales solides, de limites attaquables mais indestructibles. On revient toujours à ce méta-besoin de sécurité, qui englobe tous les autres.
Quand vient l’heure d’explorer le monde
Cette base de sécurité, qui permet l’exploration du monde extérieur, permet aussi de laisser entrer l’étranger dans son intimité, de s’ouvrir à d’autres façons d’être, d’accepter la différence. C’est ce qui fera la base des premières relations amoureuses vers lesquelles l’adolescent doit pouvoir se sentir autorisé à se tourner, pour les aborder sereinement. Petit à petit, le jeune adulte devra aussi apprendre à répondre lui-même à ses besoins, quitter le nid familial en toute sécurité, et réaliser sa propre vie à partir de ce que lui auront transmis ses parents, mais aussi tous les adultes qui l’auront accompagné tout au long de son enfance.
La réponse aux besoins des enfants dans le cadre de la filiation adoptive, si elle repose sur des bases communes à tous les enfants, prend une dimension particulière, colorée par le souvenir de cet abandon primitif. Garder cette notion dans un coin de sa tête va permettre aux parents de mieux comprendre les réactions parfois exacerbées de leur adolescent ou de l’adulte face aux aléas de la vie. Adopter, c’est s’engager pour toute sa vie et même au-delà ; c’est aussi favoriser des relations intrafamiliales solides qui survivront aux parents.
À lire sur ce blog
Sandrine Dekens, « Les besoins psychoaffectifs des enfants pupilles »