Gerry a été adopté en Inde par des parents suisses. Il a entrepris un voyage à vélo vers son orphelinat d’origine à Bombay et il a poursuivi le voyage bien au delà, pendant trois ans et demi. Depuis, il est devenu un artiste de rue, un photographe et un inventeur mécanique, poétique et atypique.
Un Zébulon comme on les aime, qui avait répondu aux questions d’EFA pour la revue Accueil en 2016, que nous republions ci-dessous.
Entretien avec Gerry Oulevay
- Propos recueillis par Frédérique Le Floch, Accueil n°181, décembre 2016
Gerry Oulevay est un globe-trotter : il a parcouru le monde pendant plus de trois ans, à vélo ! Nous l’avons interviewé sur la partie de son voyage qu’il a effectuée en Inde, car, Suisse d’adoption, il est né à Bombay. Difficile de résister au charme de cet homme chaleureux, curieux des autres, et doué d’une belle philosophie de vie.
Gerry, pourquoi avoir accompli cet exploit à vélo ? par goût du sport ?
Non, je ne suis pas particulièrement sportif. Le vélo est un moyen de voyager très adapté pour découvrir le monde et certains endroits difficilement accessibles. Pour moi, il n’y a rien de tel pour entrer en contact avec les autres ; lorsque vous arrivez à vélo, vous ne suscitez ni appréhension ni crainte, au contraire, les gens ont un regard bienveillant.
Qu’est-ce qui vous a décidé à effectuer ce voyage ?
J’avais effectué un premier voyage en 1997 avec ma mère et une de ses amies qui connaissait bien ce pays. Cette demande venait de moi, j’avais alors une quinzaine d’années, mais je n’ai pas très bien vécu ce voyage. Nous avions visité les orphelinats de Bombay, dont celui de mère Teresa où je suis né, et ceux de Delhi. C’était la première fois que je quittais l’Europe, la découverte de ce pays fut un choc, un choc culturel. Il y a tant de contrastes, tant de différences avec notre culture occidentale, que cela m’a beaucoup impressionné, et puis, la notion du temps n’est pas du tout la même que la nôtre. Je crois qu’une telle expérience a vraiment contribué à changer mes habitudes de vie en Suisse. Au retour, j’ai fait des études de technicien ES en micromécanique et, à la fin de mes études, j’ai ressenti le besoin de retourner en Inde, j’avais besoin de m’y sentir aussi bien qu’en Suisse. Je pense que lorsque l’on est adopté, à un moment ou un autre, on a besoin de se relier à ses origines, de faire la paix avec son pays et avec ses origines.
Dix ans plus tard, en 2007, j’ai donc décidé de repartir. J’avais déjà pas mal voyagé entre-temps, sac à dos. Cette fois, j’ai eu envie de prendre mon temps, de comprendre les gens, leur culture, leur mode de vie, leurs religions, leur mentalité. Ce nouveau voyage fut beaucoup plus long en temps, en contrées et en kilomètres, bien sûr. Au départ, j’avais prévu un budget de 4 000 francs suisses, pour tenir entre six mois et un an. Finalement, ce voyage a duré trois ans et demi. Mais je n’ai jamais été seul pendant tout ce périple. C’était important, pour moi, de partager avec
quelqu’un : mon ami Albert est parti de Suisse avec moi, puis, j’ai rencontré Dan au Pakistan, et enfin, ma compagne, Marta, m’a rejoint et nous avons continué le voyage trois ans de plus. Marta n’est pas adoptée mais ses parents viennent du Salvador et sont exilés en Suisse. Elle aussi est un peu déracinée, nous avions prévu de revoir son pays d’origine, mais nous n’avons pas été jusqu’au bout de ce rêve.
Revenons aux orphelinats, qu’avez-vous ressenti en voyant ces enfants, ce fut un choc ?
Je ne parlerais pas vraiment de choc mais plutôt d’émotions. Ce fut un peu comme si je redécouvrais ma maison, puisque c’est celle où je suis né. Forcément, en voyant tous ces enfants abandonnés, on se projette toujours un peu, on se demande ce qu’ils vont devenir, où ils vont partir, mais je n’ai pas été particulièrement impressionné. J’ai appris que ma mère y était arrivée enceinte, qu’elle y a accouché, qu’elle est restée trois mois sur place pendant lesquels elle m’a allaité. Elle m’a ensuite confié à l’adoption, et je suis arrivé en Suisse à l’âge de 8 mois.
Vous aviez le projet de travailler dans un orphelinat…
Oui, c’était notre projet de départ, mais pour pouvoir travailler un certain temps en Inde, c’est très compliqué. J’ai dû récupérer une citoyenneté d’Outre-mer de l’Inde, car l’Inde n’accepte pas la double nationalité. De toute façon, en raison de mon adoption, toutes mes racines indiennes étaient coupées. Ce sont les sœurs de l’orphelinat qui se sont chargées de me faire obtenir un visa, en se portant garantes. Malheureusement, le projet auprès des petits n’a pas pu se réaliser. En échange, avec mon amie Marta qui est infirmière, nous nous sommes occupés de personnes en situation de handicap. C’était assez lourd et prenant car nous devions être disponibles 24 heures sur 24. Pour ce deuxième voyage, vous avez entrepris de trouver la trace de votre mère de naissance ? J’ai retrouvé le nom de ma mère biologique, son âge, sa religion, et on m’a aiguillé vers Goa, car les sœurs imaginaient qu’elle était originaire de cette région. Une fois sur place, je n’ai pas retrouvé sa trace. De plus, je n’ai rien ressenti de « familier » avec les habitants de Goa. D’ailleurs, on m’a dit que je n’étais pas de cet endroit, ne serait-ce que par mon faciès, mais que je serais plutôt du Kerala, une région située plus au sud. Nous avons donc poursuivi la route jusqu’au Kerala et là, je me suis senti bien, comme à la maison, même si je n’ai pas toujours été reconnu comme l’un des leurs. En Inde, en fonction des endroits, des religions, des castes, les gens peuvent être très fermés, sectaires même. C’est pourquoi, lorsque j’entends dire que l’adoption interne se développe en Inde, je suis un peu dubitatif. Je me demande quelle place sera faite à l’enfant qui sera adopté dans une famille différente de la sienne. Comment les parents vont-ils s’accommoder de ces questions de religion, de caste, d’origine qui occupent encore une place si importante chez eux ? La société indienne est encore très cloisonnée. Tantôt j’étais considéré comme un frère qui venait vivre son retour aux sources, j’étais vraiment le bienvenu, tantôt on me prenait pour un étranger (ou même un espion) du fait que j’étais vêtu à l’européenne, que je n’ai pas de religion, que je n’avais pas de passeport indien. Ils peuvent se montrer très méfiants, parfois même « racistes ». Pour les Indiens, on est soit un touriste, soit un Indien, mais il n’y a pas toujours de place pour les gens comme moi, dans l’entre-deux. Mais mon but était de découvrir un endroit où je me sentirais chez moi. Finalement, j’ai laissé tomber mes recherches, je n’ai pas eu envie d’aller plus loin.
Et vos parents, que pensaient-ils de cette épopée qui n’en finissait pas ?
Je leur donnais régulièrement des nouvelles par Internet. Mais s’il m’arrivait de ne pas me manifester durant quelques jours, ils étaient très inquiets. Mon père s’est fait beaucoup de souci, il a même pensé qu’il allait perdre son fils et a fini par me rejoindre. Mes parents m’ont toujours
respecté pour ce que je suis, et m’ont toujours dit que je serais libre de choisir ma vie, mon pays. Ils m’ont expliqué que si eux avaient choisi de m’adopter, moi je n’avais pas choisi d’être adopté. Tu resteras un enfant libre, tu resteras un enfant de la Terre… Je crois que c’est cette ouverture d’esprit qui m’a permis d’accepter les choses comme elles sont, sans susciter en moi de révolte quelconque. Donc, mon père et moi avons passé
un mois ensemble. Cette expérience de vie en commun a été très bénéfique car, à cette époque-là, nous relations étaient un peu distendues, nous ne nous comprenions pas toujours. Après avoir partagé tant de choses, comme faire des ablutions dans le Gange, nous nous sommes beaucoup rapprochés, et sa réaction a été de me dire : Profite ! Il était à mille lieues de ce genre d’expérience, mais il y a pris goût, je crois ! Le résultat est vraiment très positif. Quelle transformation pour lui qui n’avait jamais mis les pieds en Inde (je suis arrivé à l’aéroport de Zürich, convoyé par une sœur de l’orphelinat).
Comment faisiez-vous pour vivre, vous loger, vous nourrir ? et pour communiquer ?
Pas de problème, on trouve toujours des petits boulots, et si on n’est pas payé en espèces sonnantes, on vous loge et on vous nourrit en échange, c’est tout simple. Voyager, c’était aussi pour nous, une façon d’aller vers l’autre. Par ailleurs, nous faisions de l’artisanat : vente de petits bijoux ou instruments de musique. Marta étant réflexologue, elle faisait des massages. Au terme d’une année de voyage, c’était aussi une façon de structurer nos journées, il arrive un moment où on en a besoin. Quand nous avions travaillé le matin, nous étions libres de visiter des lieux l’après-midi. C’était important pour nous d’être actifs. Nous avons même travaillé dans un bureau d’architectes pour fabriquer des bungalows en bambou. Au Japon, nous avons fabriqué des soba, ce sont des sortes de spaghettis à la farine de sarrasin.
La communication ne m’a pas posé trop de problèmes, même si à l’école, j’étais nul en langue… En voyageant avec mon ami anglais Dan, j’ai commencé à dire quelques mots d’anglais pour pouvoir nous comprendre. En Inde, c’est en imitant les gens que je l’ai mieux appris, mais avec un fort accent indien ! Puis j’ai appris le népali, l’urdu et l’hindi, qui ressemble beaucoup au japonais. Ce qui nous a bien aidés lorsque nous étions au Japon, pour donner des conférences.
Comment s’est passé le retour ?
À notre retour de Thaïlande, nous avions l’intention de redécouvrir la Suisse, comme si c’était un nouveau pays. La réadaptation a pris presque autant de temps que le voyage lui-même. Pour faciliter les choses, nous nous sommes installés chez des amis qui avaient longtemps voyagé en Inde. Cela nous a permis de faire une transition et de faire perdurer le lien avec l’Inde, car il est très difficile de partager des choses avec des personnes qui n’ont pas connu des expériences similaires aux vôtres, d’évoquer des souvenirs, on se sent vite en décalage. Les préoccupations et les sujets de conversation ne sont plus du tout les mêmes. Donc, je reconnais que l’atterrissage a été un peu difficile. Au niveau « professionnel », j’ai conservé un petit atelier chez mes parents où je transforme de vieux appareils photo. J’ai été engagé pour concevoir des caméras pour les
drones… Je donne aussi des conférences, je participe à des festivals avec mes animations…
Quel bilan tirez-vous de ce voyage, sur le plan personnel ?
Je n’ai pas de regrets de ne pas avoir retrouvé ma mère, encore une fois, ce n’était pas mon but premier. J’ai pu savoir certaines choses sur elle, cela me suffit. Elle avait 23 ans quand elle m’a eu, je la « sens » bien, je crois que les choses sont bien comme ça. J’ai beaucoup discuté avec
d’autres personnes adoptées, elles ont souvent beaucoup d’attentes vis-à-vis de leur famille biologique. Certaines ont retrouvé leurs parents et cela s’est bien passé, mais j’en connais aussi pour qui cela s’est très mal passé. Alors, lorsque j’anime des réunions ou des conférences, je réponds aux jeunes qui me posent des questions sur ma famille de naissance : J’ai déjà deux parents, c’est bien assez comme ça ! J’ai toujours plaisir à échanger avec mes pairs, surtout si cela peut faire du bien. Les questions sont souvent plus ciblées et plus spontanées lorsqu’on est entre
adoptés. Le courant passe plus simplement. J’aimerais également m’adresser aux parents adoptants et aux futurs parents, leur dire combien il est important de faire confiance à leurs enfants, de rester à l’écoute, de les soutenir dans leurs choix. La confiance que m’ont donnée mes parents m’a fait beaucoup de bien, par rapport à mon adoption. L’école a été une période difficile, je n’y avais pas ma place, les relations avec les autres enfants étaient difficiles et, en plus, j’étais bagarreur. Heureusement, mes parents m’ont toujours soutenu et aidé, j’ai toujours pu discuter et échanger avec eux, il y avait beaucoup de compréhension de leur part.
(c) Gerry Oulevay, Autoportrait en Magnesium photographer 1920
VIDEO – Le voyage à vélo de Gerry
VIDEO – Passe-moi les jumelles : « Gerry est un artiste de rue avec un univers particulier, entre la poésie et la mécanique »
Pour aller plus loin :
- Le site de Gerry : http://gerryoulevay.ch/
- Le site du voyage de Gerry : http://www.lambelet.net/blogs/enfantsdelaterre/