Mettre en lumière le point de vue des adoptés
Entretien avec Ewa, adoptée et membre d’EFA 44
Ewa – prénom choisi pour cet entretien, en clin d’œil à son pays de naissance – a un statut peu répandu au sein des conseils d’administration d’Enfance & Familles d’Adoption : elle y participe en tant que personne adoptée, pour mettre en lumière le point de vue des adoptés. Elle a intégré l’équipe d’EFA Loire-Atlantique en 2020. Aujourd’hui, elle réalise l’importance de ce qu’elle apporte à ses collègues d’EFA, aux postulants et aux familles, au-delà de sa bonne humeur toujours appréciée. Mais il lui a fallu franchir quelques barrières. Personnelles dans un premier temps, puis liées à la vocation historique du mouvement EFA, centrée sur la représentativité des parents adoptifs.
Propos recueillis par Aurélie Sabatier
Pouvez-vous vous présenter en quelques mots et évoquer vos activités au sein de EFA ?
Je m’appelle Ewa, j’ai 34 ans et j’ai été adoptée en Pologne à l’âge de 4 ans. Je fais partie du conseil d’administration d’EFA 44 depuis septembre 2020. J’interviens dans des réunions en visio, destinées aux postulants à l’adoption. On y aborde des thématiques issues de leurs questionnements. Nous sommes deux ou trois animateurs en général, et chacun apporte sa part pour accompagner la réflexion des participants. Je coanime aussi des petits déjeuners et des temps d’échange conviviaux que nous proposons six à dix fois par an aux postulants, et de temps en temps aux parents. Je réalise des témoignages plus spécifiques sur le ressenti et les besoins des adoptés, par exemple lors d’une assemblée générale en visioconférence, en 2022. Sans oublier ma participation au traditionnel repas du mois de janvier. Toutes ces activités prolongent ma réflexion sur mon parcours de vie, sur qui je suis, et continuent à me faire avancer.
Vous avez d’abord fait partie, il y a quelques années, de La Voix des Adoptés (devenue Voix d’Adoptés en 2023). Quel souvenir en gardez-vous ?
Un très bon souvenir. Cela a été une vraie opportunité de retrouver mes pairs, de me défaire d’une forme de solitude. Le sentiment d’appartenance à une communauté a été salvateur, fort bienvenu à cette période de ma vie. Je ne voulais plus être seule à me sentir différente. J’ai découvert un espace bienveillant, où je n’avais plus besoin de cacher certaines difficultés, parfois incomprises par mon cercle familial et amical. J’ai élargi mon champ de vision au-delà de mon vécu intime. J’ai appréhendé l’adoption, son contexte social, dans des dimensions plus larges. Mon rapport à tous ces sujets s’est approfondi. Je ne serai pas venue dans une association de parents par adoption sans passer par La VDA avant. Parler de mon histoire à mes pairs, dans un cadre rassurant, a contribué à m’outiller pour élargir mon public. J’ai gagné en confiance dans mes prises de parole et j’ai trouvé agréable de pouvoir partager mon histoire de vie. Cette forme d’aisance verbale était une condition pour passer à une étape différente.
Comment vous êtes entrée en contact avec EFA 44 pour vous proposer comme bénévole ?
Il y a quand même eu quelques années entre ces deux vies associatives. J’ai entamé une psychothérapie. Cela a consolidé ma capacité à aller vers d’autres interlocuteurs que des adultes adoptés. J’ai fait tout ce travail d’abord pour moi, pour aller bien. Ma conviction personnelle était qu’une partie de mes difficultés venait de la méconnaissance des impacts de l’abandon, à l’époque où je suis arrivée en France. J’avais envie que le point de vue des adoptés sur ce sujet soit davantage mis en lumière auprès des candidats à l’adoption. Sans prétention aucune, je me projetais dans des situations où je serais capable d’expliquer pourquoi il est important de prendre en compte le vécu préadoptif.
De plus, je voyais deux communautés, représentées par deux associations, installées sur les deux rives du fleuve adoption. On se connaissait, on traversait la rivière de temps en temps, mais chacun à sa place, et sans vraiment trop de mélange. Pourquoi ne pas tenter de rapprocher les deux berges ? Au niveau local, je savais qu’il y avait des liens entre mon ancienne association La VDA et EFA. J’ai décidé d’entrer en contact avec EFA en mon nom propre. C’était mon choix : passer de l’autre côté de la rive pour m’insérer dans ce nouveau monde. Une fois la décision prise, je ne peux pas dire que cela a été une demande formulée rapidement et facilement. En rédigeant mon mail, j’ai raisonné comme si je postais une lettre de motivation qui pouvait, ou pas, donner suite à un entretien. Est-ce bien écrit ? Ma proposition est-elle cohérente avec leurs attentes ? Vais-je être retenue ? à la hauteur ? Je m’y suis reprise à plusieurs fois pour parvenir à une version définitive. J’ai fini par cliquer en me disant simplement : On verra bien si quelqu’un répond.
Les associations EFA doivent-elles davantage informer sur cette possibilité d’intégrer des adoptés majeurs dans leur CA, pour apporter le point de vue des adoptés ?
Oui, l’information est peut-être trop bien cachée à l’intérieur des sites Internet (celui de la Fédération et ceux des associations départementales). Il faut vraiment fouiller pour savoir que c’est possible statutairement parlant. À la question : Est-ce que c’est fait pour moi ou pas ? les différents supports de communication ne répondent pas très clairement. On peut avoir l’impression, de prime abord, que nous ne sommes pas le public le plus attendu. Je constate, je ne condamne pas. C’est historique, je pense, ce n’était pas l’objectif premier lorsque la fédération s’est constituée il y a soixante-dix ans. Dans toute structure, il y a des habitudes qui s’ancrent et qui sont difficiles à faire évoluer.
C’est probablement lié aussi au fait que la parole et le retour d’expérience des adoptés ont longtemps été inaudibles. D’après mon expérience, il y a des peurs à dissiper des deux côtés. Ce qui est évident pour les uns peut s’avérer une grosse appréhension pour d’autres : Dans quelle mesure ma parole de parent par adoption investi dans une organisation, légitimée par mon histoire, peut-elle être bousculée par une personne adoptée ? Une personne adoptée a-t-elle le droit de venir parler de filiation adoptive sans être parent par cette voie ? Ma modeste conviction est que la confrontation de nos expériences est un atout pour mener nos actions d’information et d’accompagnement. Mon choix d’intégrer une association comme EFA, ce n’est pas pour révolutionner le système, c’est l’espoir d’apporter un regard différent, de confronter équitablement les points de vue. Par ailleurs, les échanges avec les adhérents, les autres membres de l’équipe sont une richesse pour moi. J’en retire énormément. Je comprends même mieux mes propres parents grâce à cet engagement associatif. Ils ont fait, avec les connaissances et l’accompagnement de l’époque, ce qu’ils ont pensé juste. Nous avons une perception de l’adoption différente, mais elles ne sont pas forcément contradictoires ni à opposer.
Comment décririez-vous, justement, votre rapport à l’adoption ?
Pour moi, en tant qu’adulte, le mot « adoption » recouvre trois grandes réalités : le fait d’avoir été abandonnée ; la procédure, administrative et psychologique, des personnes qui choisissent cette parentalité ; l’histoire de l’enfant, son passé, comment il vit avec la connaissance, ou pas, de ses origines. Cette vision précise, intellectualisée, est le résultat d’une prise de conscience et d’un besoin de trouver réponse à mes questions : pouvoir avoir du recul sur sa propre histoire n’est pas instinctif ou spontané.
C’est-à-dire ?
Enfant, je comprenais l’essentiel de ce qu’on me disait, sur l’instant, sans tirer davantage le fil des tenants et des aboutissants. Je ne me situais pas dans un raisonnement logique mais dans une acceptation assez tranquille de mon statut d’adoptée, sans le mettre en lien avec certains de mes comportements. Adoptée oui, mais pas du tout en mesure de me dire que j’avais été abandonnée. C’est progressivement que j’ai commencé à sentir que cette adoption était la conséquence d’un acte particulier. Jusqu’au point de bascule : J’ai été abandonnée, j’ai perdu quelque chose, il me manque quelque chose. Ce sentiment de perte, je le ressentais depuis toujours mais il m’a fallu du temps pour l’intellectualiser. Mettre en mot ce que l’on ressent à ce sujet est vraiment difficile. Dire que cela fait partie de nous, que cela nous constitue quoi qu’il arrive ne suffit pas toujours à rendre compte de ce que cela représente.
Pour mes parents, l’adoption a été simple dans le sens où elle a été très cadrée, sans contretemps, et réalisée dans la légalité. J’ai été bercée par ce refrain, je me suis construite sur cela. Si une phrase commençait par : C’est peut-être en raison de ton vécu que tu as des problèmes, je rétorquais automatiquement : Non, non, non ce n’est pas cela, tout s’est bien passé. Je ne remets pas en cause le récit de mes parents. C’est un décalage entre leur satisfaction sincère, à la suite d’une procédure conforme, et mon expérience intérieure. Leur vision d’une adoption réussie n’est pas une illusion et je sais qu’ils ne m’ont pas menti. Mais j’ai mis longtemps à découvrir que mon vécu préadoptif était la source d’une partie de mes problèmes. C’est la psychothérapie qui m’a appris à verbaliser cela.
Quels sont les messages que vous délivrez aux adhérents lors des temps d’échanges proposés par l’association ?
J’ai un état d’esprit tolérant et bienveillant à l’égard des adhérents qui découvrent les spécificités de la filiation adoptive. Il ne faut pas oublier qu’il s’est écoulé beaucoup de temps dans notre société avant que l’on passe de « l’enfant arrive, on efface tout, et on fait comme si l’adopté était reparamétré » à « il faut comprendre l’enfant, accepter son histoire et les conséquences sur son comportement ».
Je m’inscris aussi bien sûr dans l’idée qu’il n’y a pas de manuel de parents parfaits ! Ce qui me tient à cœur, c’est de dire aux parents et aux futurs parents qu’ils doivent travailler à prendre en compte le vécu préadoptif de leurs enfants. Être à l’écoute, en capacité d’accueillir l’enfant tel qu’il est, sans nier son passé, permet à celui-ci de se sentir soutenu, et c’est déjà beaucoup.
C’est déjà compliqué pour des parents biologiques de comprendre toutes les réactions, en particulier les réactions problématiques, d’un enfant. Pourtant, ce sont bien eux qui l’ont « fait », ils sont à ses côtés dès son premier jour. Les parents adoptifs doivent gérer les impacts d’événements antérieurs à l’adoption, dans lesquels ils n’ont eu aucun rôle. L’exercice est complexe. Ils doivent être positifs, constructifs, faire face à une situation dont ils ne sont pas à l’origine, dont ils n’ont pas vécu le point de départ.
Mais il y a une facette de cette situation particulière dont les parents peuvent tirer bénéfice. En effet, il y a là une opportunité de se déculpabiliser dans les moments où on sait que les réactions de l’enfant sont la conséquence de son histoire antérieure. Ne pas se focaliser sur un instinctif : Qu’est-ce qu’on a mal fait ? est une opportunité pour tourner son regard vers la détresse de l’enfant. Avoir conscience qu’on ne peut pas tout réparer, ni apaiser rapidement des réactions disproportionnées permet de prendre du recul. On reporte alors son énergie dans la recherche de solutions pour accompagner son enfant. On le met au cœur des attentions, on élabore des manières de le sécuriser sans avoir le poids de la « responsabilité de l’avant ». Pour cela, il faut se décentrer, travailler son aptitude à ne pas faire l’autruche. Ne pas minimiser les émotions douloureuses, violentes, déstabilisantes de l’enfant.
Est-il difficile d’entendre, dans ce travail associatif, certains propos de parents ou de postulants ?
Je suis bien sûr parfois déstabilisée par des propos, qui vont me « travailler » au-delà du temps des échanges. Je dois connaître mes limites autant que mes collègues administrateurs. Pour animer des réunions, des rencontres conviviales ou des tablées au restaurant, il faut être lucide et solide. Je suis suffisamment forte et en paix avec mon histoire pour mener ce petit rôle. Je pense être prête à entendre les propos des participants sans m’effondrer, de la même façon qu’ils doivent entendre les miens. Cela peut sembler évident de dire que c’est la clé de l’enrichissement. Mais il faut apprendre à communiquer et à s’écouter sans jugement, sans penser qu’il y a une hiérarchie entre nos avis. Je suis consciente que la procédure vers une adoption est longue, complexe, et ne va pas de soi. Il faut faire preuve de pugnacité, être pro-actif, réfléchir en amont. Pendant longtemps, je n’ai pas pris en compte cet aspect de l’histoire de mes parents. Aujourd’hui, j’entends que la douleur existe aussi dans le parcours des postulants. Je suis capable de dire à des adultes adoptés suffisamment résilients : Ayez la force de vous intéresser à l’histoire de vos parents, de questionner leur parcours, de percevoir leurs émotions.
Vous avez un rituel sur le groupe WhatsApp de votre conseil d’administration : partager une chanson qui vous plaît et renvoie à nos sujets communs. Pouvez-vous évoquer un de vos titres favoris pour conclure cet entretien ?
J’apprécie particulièrement les paroles de la chanson Au café des délices de Patrick Bruel. Le narrateur relate la nostalgie de son enfance dans son pays natal, ses souvenirs indélébiles, ce qui l’a marqué, les odeurs, les couleurs. Il porte toujours cela en lui. Même quand il quitte ce pays, il garde ses origines en lui. Sa première vie fait partie de sa construction au même titre que celle qu’il découvre dans son nouveau pays. J’aime particulièrement ce passage : Tes souvenirs se voilent / À l’avant du bateau / Et ce quai qui s’éloigne / Vers un monde nouveau / Une vie qui s’arrête / Pour un jour qui commence / C’est peut-être une chance.
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François-Xavier de Boissoudy est artiste peintre. Né en France sous le secret, il a été adopté à l’âge de 3 mois. Dans un entretien qu’il a accordé à la revue Accueil, il évoque le regard qu’il porte sur ses parents, l’importance de raconter à l’enfant son histoire et de dire l’abandon. Parce que, nous dit-il : Les mots qui ne sont pas dits, c’est très dangereux.
Freddie, dans le film « Retour à Séoul », c’est elle. Du moins elle qui l’a inspirée au réalisateur Davy Chou. Une trentenaire débordant d’énergie et d’idées, qui parle quatre langues, a beaucoup bourlingué, beaucoup navigué en terre coréenne où elle est née. Depuis ses 30 ans, c’est plutôt un voyage intérieur qui l’habite : ses routes multiples l’ont menée au yoga et à la découverte de l’harmonie. Puis au désir d’aider les personnes adoptées à sortir de leurs dépendances.
Après nous avoir offert une magnifique série de bandes dessinées et un film autobiographiques Couleur de peau : Miel, Jung a réalisé un film documentaire : Tout ce qui nous relie. Cette fois, le film porte sur ce que les adoptés transmettent leurs enfants ou vont leur transmettre. Un sujet peu ou pas exploré qui nous a donné envie d’en savoir un peu plus.
À lire
- Accueil n° 214, « Expressions d’adoptés », mars 2025
En une décennie, on a vu de nombreux adoptés prendre la parole, mettre en lumière le point de vue des adoptés, aussi bien en France qu’au niveau international, souhaitant que les principaux concernés soient acteurs de la réflexion sur l’adoption, désireux d’apporter leur témoignage « vu de l’intérieur ». En parallèle des témoignages, films, spectacles, romans graphiques… se sont multipliés donnant une nouvelle visibilité aux personnes adoptées, faisant une place de plus en plus importante à leur parole, à leur créativité, à leur expérience et à leurs ressentis. C’est à ces parcours de création que s’intéresse plus particulièrement ce numéro de la revue Accueil.