Adoption et identité
Entretien avec Bertrand Uzeel
Adoption et identité, c’est ce qui traverse le spectacle de Bertrand Uzeel, Adopte-moi si tu peux. Il a voulu traiter l’adoption de manière décomplexée et raconter son histoire seul en scène, en interrogeant l’identité d’un enfant adopté. Comme il le dit lui-même, parfois « ça pique ! ».
Fondateur du site de recrutement Welcome to the Jungle, à 38 ans, il décide de monter sur les planches et de devenir comédien. Il écrit ainsi son premier spectacle, un seul en scène, sur son histoire d’adoption.
Propos recueillis par Nathalie Parent
Comment passe-t-on du monde de l’entrepreneuriat à celui du spectacle ?
Il y a une dizaine d’années, j’ai créé un site de recrutement, Welcome to the Jungle, avec un copain. Pour faire connaître la boîte, j’ai tourné de petites vidéos un peu décalées avec des célébrités, qui s’appelaient « Bertrand recrute » (www.welcometothejungle.com). Dans la première, je « recrutais » Joey Star comme Community Manager de mon entreprise. Nous en avons ensuite réalisé une dizaine qui ont très très bien marché sur Internet et les réseaux sociaux. Je me suis ainsi fait repérer par des boîtes de production et des agents artistiques. De là a germé l’envie d’écrire, de jouer et de faire des sketchs. Comme mon entreprise prenait beaucoup d’ampleur (actuellement 600 personnes), je ne pouvais pas tout mélanger. J’étais face à un dilemme, entre l’envie de faire ce à quoi j’aspirais et la réalité : gérer une entreprise qui se développait fortement.
Mais j’avais cette petite graine dans un coin de ma tête… Ensuite, des boîtes de production ont voulu vendre le concept de « Bertrand recrute » à la télé. J’ai rencontré Jean-Yves Robin (producteur de télévision et de cinéma) qui m’a demandé si je n’avais jamais pensé à créer un spectacle. J’ai alors écrit un peu le soir, secrètement. Rapidement et naturellement, j’ai commencé à écrire mon histoire. J’ai vite compris que cela tournait autour de mon identité, de mon adoption, de ce qui fait que ma vie est parfois compliquée. Il fallait que je le dise avec sincérité, honnêteté ; en revanche, il fallait que ça « pique » et que ça fasse réfléchir.
Et ce spectacle « Adopte-moi si tu peux » ?
Quelques mois plus tard, ma mère m’a donné une mallette qui contenait mon dossier d’adoption, mallette qu’elle avait retrouvée pendant son déménagement. Évidemment, je l’ai ouverte et j’ai trouvé plein d’informations sur ma mère biologique et sur mon histoire. Cela m’a sauté en pleine g… et pendant un an, je suis parti en vrille. Dans le même temps, j’écrivais mon spectacle (tout en pétant un peu les plombs). J’avais une envie assez rageuse et folle d’écrire. Cela a été une sorte de thérapie.
Une fois que j’ai été un peu plus apaisé, j’ai tout réécrit et je l’ai présenté à Jean-Yves Robin et à la boîte de production. Enthousiastes, ils m’ont présenté à des metteurs en scène et j’ai choisi de travailler avec Caroline Duffaut. Entre-temps, j’avais dit à Jérémy Clédat, co-fondateur de Welcome to the Jungle, que le temps était venu pour moi d’assumer qui j’étais. J’ai donc quitté la boîte pour monter sur les planches et essayer de devenir comédien, j’avais 38 ans.
Il vous a tout de même fallu prendre votre mal en patience…
Oui, j’ai très mal « choisi » ma période puisque je me suis lancé en plein début de Covid… Mais je me suis dit que c’était le moment de me faire connaître par les réseaux sociaux en enregistrant des petites vidéos sympas. J’ai créé un compte sur Instagram appelé Profession comédien [NDLR : ces vidéos ont été diffusées ensuite sur la chaîne TMC].
C’est mon histoire, celle d’un gars qui demande des conseils à des gens du métier pour essayer de percer. L’idée était de réaliser des vidéos courtes, simples et marrantes. En réalité, on a bénéficié d’un moment opportun : confinés, les comédiens s’ennuyaient chez eux, alors lorsqu’on leur a proposé de tourner des sketchs avec moi, ils sont venus. Finalement, cette malchance s’est transformée en une opportunité assez folle. Cela s’est élargi à la télévision avec des projets d’émissions et cela m’a surtout permis de communiquer sur mon spectacle et sur l’adoption de façon un peu absurde, un peu humoristique, un peu cynique.
Je voulais traiter l’adoption de manière décomplexée. Ce qu’ont fait les acteurs à qui j’avais demandé de se délester de leur posture d’acteur ou d’actrice et de me dire, comme Monsieur ou Madame Tout-le-monde, ce qui leur venait à l’idée quand on leur disait « adoption ». Certains ont joué le jeu à fond avec des phrases géniales.
Ensuite, on a lancé le spectacle « Adopte-moi si tu peux ». Une super aventure ! Le texte évolue, on change, peaufine, améliore, et c’est ce qui est fabuleux. Chaque soir, on remet le truc en jeu. Je raconte mon histoire seul en scène mais plus largement j’interroge l’identité d’un enfant adopté. J’essaie d’établir des ponts avec le public et de l’amener à s’interroger sur ce qu’est être adopté, être en quête d’identité, sur notre rapport à l’abandon… J’aborde cela avec beaucoup de cynisme mais l’idée est de réfléchir ensemble, les adoptants, les adoptés, les gens pas adoptants et les pas adoptés. Se rendre compte finalement qu’on a tous des trajectoires de vie très intéressantes. En tout cas, j’essaie de parler de la mienne de cette manière.
Quel est votre public ? Comment réagit-il ?
Il n’y a pas un public pareil ni une soirée identique. Parfois ça coince un peu, parfois ça résonne, parfois ça rit aux éclats, parfois il y a des larmes. Certains ne sont pas du tout concernés par l’adoption. Ils viennent par curiosité, parce qu’ils me connaissent grâce aux vidéos ou la télé et ils disent : C’est un spectacle qui nous a fait rire mais qui nous a fait réfléchir sur nous, sur notre vie, notre identité.
Je ne voulais pas créer ce spectacle uniquement pour faire rire mais aussi pour susciter des émotions, faire réfléchir. Soit les spectateurs adorent le spectacle, soit certains – les plus jeunes souvent – aiment mais disent : On n’était pas prêt. Certains m’ont dit : Il y a des gens qui ne sont pas adoptés qui rigolent à tes vannes mais d’après moi, on ne rigole pas de ça.
Il y a parfois de la défiance entre les adoptés et les adoptants. Ils peuvent être vraiment sur la défensive. Or il n’y a pas d’enfant parfait, ni de parents parfaits, chacun fait de son mieux et je pense vraiment que les adoptants essaient de faire de leur mieux.
Aujourd’hui, un certain nombre d’adoptés prônent l’interdiction de l’adoption internationale. Qu’en pensez-vous ?
J’ai été adopté à une autre époque. La personne qui s’occupait de moi a été payée par ma mère pour m’allaiter pendant un mois et elle a payé une nouvelle fois pour pouvoir m’adopter. Je l’ai appris en faisant mon spectacle. Mon père a géré quasiment toute l’adoption et a beaucoup protégé ma mère. La personne qui avait vraiment les réponses est celle qui est venue me chercher à Jakarta, mon père. Mais il est décédé. J’ai pu trouver certaines réponses dans mon dossier mais également avec des personnes rencontrées un peu par hasard durant ce spectacle. La richesse de cette aventure, c’est que j’ai rencontré des « enfants » qui viennent du même orphelinat et des adoptants qui m’en ont parlé. J’ai ainsi appris les conditions de mon adoption.
Le problème est de savoir ce qui se passera pour les enfants si on arrête les adoptions internationales. La véritable question est : Faut-il changer la manière de réaliser les adoptions, le process ? Aujourd’hui, on est gangrené par le passé et j’ai toujours du mal avec le côté « arrêt » car qui va en pâtir ? Le système ne changera pas tant qu’il n’y aura pas de sanctions. Ce petit garçon, moi, que serait-il devenu s’il était né aujourd’hui ? Je n’aurais pas de famille si tout s’arrêtait. Il y a toujours une conséquence pour tout le monde à un arrêt brutal et surtout pour un enfant qui demande peut-être à avoir une famille. Je me demande pourquoi, à chaque fois, on est obligé d’en arriver à une décision extrême.
Sur un autre registre : avez-vous subi le racisme ?
Dans mon spectacle, je dis l’inverse. J’ai même été surprotégé par mon entourage et j’en fais toute une blague avec le slogan de l’époque d’Harlem Désir : Touche pas à mon pote.
J’ai l’impression d’avoir moins souffert que d’autres. Ce qui m’a fait un peu souffrir, c’est le regard des gens quand j’allais à l’école. Les parents attendaient leurs enfants et j’étais le seul petit Asiatique au milieu de petits blonds autour de moi. J’allais voir ma mère qui était avec les mamans et nous ne nous ressemblions pas du tout. Les regards se portaient souvent sur moi et ça, je le sentais. Cela ne durait pas longtemps, le temps pour les gens de comprendre. Il y a des choses comme ça, des regards qu’on n’oublie pas mais ce n’était pas méchant. En tout cas, le racisme, je ne l’ai jamais vécu et je n’en fais pas un cheval de bataille.
Comment vivez-vous votre adoption ?
Mon histoire d’adoption, c’est un conflit entre moi et moi, une histoire d’identité. Ma rage et ma colère sont très personnelles. Parfois on a tendance à tout mettre sur le dos de l’adoption, or ce n’est pas toujours vrai. Je ne m’entendais pas du tout avec mon père adoptif et on peut tout à fait ne pas s’entendre avec son père sans être adopté. Ce qui est compliqué quand on s’entend mal avec son père adoptif, c’est qu’on ne se reconnaît en rien en lui. Il n’y a pas un truc, même pas physique. Mon père mesurait 1 m 80, était austère. Je me suis construit contre lui et grâce à lui, et ça m’a beaucoup aidé finalement. Je suis assez content de ne pas lui ressembler, ni physiquement ni dans la tête.
C’est la grande complexité de l’adoption car à la fois, on en veut un peu à la vie : Je ne ressemble à personne, tout en étant content d’une certaine manière. L’adoption, c’est ce texte à trous avec les informations qu’on voudrait avoir et qui, une fois obtenues, nous font plaisir… ou pas. Une dualité permanente entre ce que l’on veut, ce qu’on aimerait savoir et finalement ce qu’on aurait préféré ne pas savoir !
Je discutais récemment avec des personnes de l’association Voix d’Adoptés qui ont retrouvé leurs parents biologiques, de leur sentiment, de ce que cela a changé. Il y a, en nous, une espèce d’insatisfaction présente tout le temps. Mais encore une fois, c’est la vie ! C’est ce qui fait le chemin et le parcours d’un enfant adopté et ces questions sont très intéressantes.
Comment vit-on en étant adopté ailleurs que dans son pays d’origine ? Y a-t-il une corrélation entre les deux et souffre-t-on du racisme parce qu’on a été adopté ? Je ne le crois pas, en revanche, il y a parfois des micro-agressions comme les réflexions du voisin lambda maladroit, voire intrusif. Dans mon spectacle, j’en fais tout un personnage, la vieille tante qui dit à ma mère : Bertrand, ce n’est pas vraiment pareil, ce n’est pas le même sang, donc on ne le considère pas vraiment comme ton fils.
Quand tu dis à quelqu’un que tu as été adopté et qu’on te répond : Oh la chance que t’as d’avoir tes parents ! Mais on ne dit jamais aux parents : Quelle chance vous avez d’avoir cet enfant ! On m’a souvent fait ressentir que j’avais eu beaucoup de chance. On se sent redevable d’avoir été « sauvé » (sans tes parents, tu serais peut-être en train de jouer dans une décharge géante…) et cela m’a fait souffrir bien plus que le racisme.
C’est peut-être la raison de ma mésentente avec mon père adoptif. Je ne me sentais pas être vraiment son fils, pas à la hauteur du fils qu’il n’avait pas réussi à avoir. Il y a toujours eu cette sensation d’essayer de compenser, de ne pas remuer le couteau dans la plaie. Je ne parlais pas de l’adoption avec mes parents parce que je ne voulais pas qu’ils soient tristes, notamment ma mère. Je ne voulais pas voir dans les yeux de mon père que j’étais un enfant adopté alors que dans ceux de ma mère, je n’ai jamais vu ça. On a, tous les deux, une magnifique relation, encore aujourd’hui.
Vous parrainez le jeu A’dop Mystères de l’adoption créé par Carlos de Voix d’Adoptés. Pouvez-vous nous en parler ?
C’est génial qu’il ait créé ce jeu. Cet outil peut susciter du partage, des échanges, entre adoptant et adopté mais aussi entre des copains ou des familles. J’aurais aimé l’avoir pour discuter avec ma femme, avec mes parents, avec mes cousins et mes cousines, avec mes copains. On joue tous ensemble en famille et puis on parle un peu de nous mais de manière différente. Le sujet n’est pas évident et je trouve ce jeu génial parce que c’est un bel outil, un beau prétexte pour échanger sur l’adoption et plus globalement sur l’identité ou des sujets parfois un petit peu tabous. On sent qu’il y a une expérience de terrain, de choses qui ont été pensées, mûries et écrites. Cela va dans le bon sens, il y a une belle finalité, un complément de tout ce que depuis des années, Carlos a mis en place, que vous avez mis en place. Parrainer le jeu, c’est une manière pour moi d’aider Carlos, à ma toute petite échelle, pour ce qu’il a fait et de dire merci à tous ceux qui, depuis des années, œuvrent pour ce sujet si complexe qu’est l’adoption.
À voir
- Teaser du spectacle Adopte-moi si tu peux (1 min.)
- De l’orphelinat à 600 salariés… et bien plus, entretien de Bertrand Uzeel avec Frank Nicolas, 13 avril 2025 (40 min.)
Adopté à 4 mois à Jakarta, Bertrand Uzeel a grandi en France, entre quête d’identité, humour comme refuge, et une obsession : ne jamais être abandonné à nouveau. Aujourd’hui, il est comédien, entrepreneur, cofondateur de Welcome to the Jungle. Dans cet entretien avec Franck Nicolas, il se livre sur l’abandon, le regard des autres, le succès, la création, et ce besoin viscéral d’aller toujours plus loin…
- Bertrand Uzeel sur Instagram : https://www.instagram.com/bertrand_uzeel/
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