Dire l’abandon, c’est important

Entretien avec : François-Xavier de Boissoudy

François-Xavier de Boissoudy est artiste peintre. Né en France sous le secret, il a été adopté à l’âge de 3 mois.

Dans un entretien qu’il a accordé à la revue Accueil, il évoque le regard qu’il porte sur ses parents, l’importance de raconter à l’enfant son histoire et de dire l’abandon. Parce que, nous dit-il : les mots qui ne sont pas dits, c’est très dangereux

dire l'abandon portrait FX Boissoudy

Propos recueillis par Béatrice de Pommereau

Qu’est-ce qui vous vient à l’esprit, spontanément, lorsque vous pensez à vos parents ?

Qu’il est très difficile de juger nos parents ! J’ai en tête, tout à coup, tous ces objectifs que les parents donnent à leurs enfants, en leur répétant des phrases, des sortes d’injonctions qui souvent sont des injonctions de réussite. Mais ma mère, elle, m’a dit toujours dit quelque chose qui m’a porté : Essaye d’avoir une vie intéressante. Il ne s’agit pas là d’une injonction à réussir dans la vie mais à réussir sa vie, à prendre les moyens dont on dispose. Or, en tant que personne adoptée, on ne dispose pas de tous les moyens car on est souvent traumatisé par l’abandon. Une telle phrase ne met pas en situation d’échec, jamais.

Votre mère était loin du schéma un peu classique de perfection ou d’un désir de « ce qu’il y a de mieux » pour ses enfants…

Pas ce qu’il y a de mieux mais ce qui pourrait rendre ma vie intéressante. Oui, c’était le talent de ma mère, elle avait cette intelligence-là. Et mon père a suivi cette possibilité ouverte par ma mère. Mais j’ai le sentiment que tous les parents ne peuvent pas le dire : il y a des gens obnubilés par la réussite. Pourtant, je pense que quand on a choisi d’adopter des enfants pour eux-mêmes, ce n’est pas la réussite matérielle ou sociale qu’on doit viser, c’est leur bonheur. Nous avons tendance, bien sûr, à répercuter ce que nous avons nous-mêmes appris et souvent, ce sont des objectifs qui peuvent réduire l’enfant. Au lieu d’imiter ses parents, comme si c’était imposé, il faudrait le faire par le cœur : là, ce n’est pas imposé, c’est vraiment un conseil, un saint conseil, dirais-je… Cette phrase de ma mère m’a beaucoup aidé et m’a fait faire des choix conscients. Après… je n’ai pas tout réussi, loin de là !

Qu’avez-vous particulièrement aimé vivre avec vos parents » ?

Je ne sais pas trop, parce que le seul fait d’avoir des parents, vous comprenez, c’est énorme ! Même si je les ai subis longtemps, et même si je me suis subi moi-même longtemps, parce que dans ma tête et dans mon cœur, c’étaient des étrangers et j’étais un étranger. Ils ont tenu, et avoir des parents, c’est d’une richesse hallucinante. On n’en voit pas la valeur quand on les reçoit comme ça, quand on en a naturellement. Mais quand vous en « récupérez » après un exercice de voltige, vous les voyez comme un don. Même si nos parents ont plein de défauts.

Avez-vous le sentiment qu’ils se sont trompés, à certains moments ?

Bien sûr qu’ils se sont trompés ! Notamment ma mère en voulant cacher que j’avais été adopté : certains mots n’ont pas été prononcés. Il faut que les parents n’aient pas peur de dire les mots, le mal qui a été fait. L’abandon, c’est important de le dire. On ne peut pas combattre le mal si on ne le nomme pas. Voilà peut-être l’erreur que mes parents ont faite : résumer mon histoire à la leur. Alors qu’il y a cette part d’abandon qui est essentielle et traumatique. Mes parents m’ont présenté comme quelqu’un de… comment dirais-je, de bien intégré. Mais ce n’était pas vrai : quelque chose n’allait pas. Même si mes parents savaient qu’il faut avoir la bonne distance par rapport au traumatisme de l’enfant, ils n’avaient pas conscience que ce traumatisme m’a fait penser de manière sous-jacente que si j’avais été abandonné, c’était pour une bonne raison.

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Quand on a été un enfant non désiré, on a tendance à rechercher et à vivre avec des gens qui ne vont pas nous désirer, il y a toute une malédiction à nommer et à définir. C’est un travail que peuvent faire les parents : expliquer à leurs enfants que s’ils ont été abandonnés, ce n’est pas à cause d’eux, de leur caractère, mais parce que les parents n’ont pas été capables de les garder, de les élever. Il faut savoir et comprendre que le problème, ce n’est pas soi. Tout ce travail de déminage du traumatisme est à faire pour les enfants, c’est important de le savoir quand on va adopter. Si l’on se met cinq minutes dans la peau d’un enfant, on réalise qu’en général, il a une piètre image de lui-même et que, si ce n’est pas déminé rapidement, tout ce qu’il fait ou dit en est imprégné, est orienté par cette mauvaise image et ce non-amour de soi. Puisqu’il a été abandonné par LA personne qui devait l’aimer…

Comment avez-vous pu comprendre cela et dépasser le traumatisme de l’abandon ?

De mon point de vue, il y a une psychologie de l’enfant abandonné à mettre en relation avec le côté sacré de sa personne : par amour, cet enfant peut être libéré de beaucoup de choses et aspirer à avoir une vie personnelle intéressante. Ne pas être réduit à être un enfant abandonné adopté, mais avoir une vie où il y a de bons coups à jouer. Il va falloir le libérer de certains déterminismes. À titre personnel, avoir appris la valeur de Dieu a été une chose extrêmement importante. Certains psaumes, dans Isaïe par exemple, expliquent très bien qu’avant, quand on est dans le sein de sa mère, on est déjà une personne sacrée. Donc avant la catastrophe, avant l’abandon, les personnes sont déjà sacrées. C’est quand même essentiel : être aimé malgré tout, malgré les vicissitudes de la vie. Il s’agit d’une transmission qui dépasse la valeur intrinsèque des parents. La possibilité de faire découvrir à leur enfant : Tu es une chose d’amour absolu.

Croyants, vos parents vous ont mené à cela. Mais pour ceux qui n’ont pas cette foi ?

Eh bien, il faut quand même le leur dire ! Il faut, pour cela, aller un peu au-delà de ses sentiments. C’est un des rares trucs qui apporte des paroles de libération. C’est le meilleur héritage reçu de mes parents. Un jour, j’ai compris que je n’aimais personne, ou plutôt que j’aimais mal, j’ai eu alors l’envie d’aimer véritablement. Cela m’a permis de voir clair et de sortir de la haine que je me vouais : pour aimer, j’ai dû commencer à pardonner et reconnaître un visage à la personne qui m’a donné la vie. Et ainsi transformer mon abandon en pardon. Je me suis longtemps planté, cassé la gueule jusqu’au jour où j’ai pu aimer véritablement.

Il y a la capacité des parents à pouvoir adopter un enfant, mais aussi l’élan de vie spontané, le désir que l’on peut avoir de transmettre la vie !

Bien sûr, le désir est une excellente chose ! Mais l’enfant n’est pas un médicament, ce n’est pas pour se soigner ou être équilibré. D’abord, parce qu’on va au-devant des « emmerdes » et puis cela va rétrécir la relation, cela risque de l’instrumentaliser, de la réduire à pas grand-chose. Dans la Bible, Ève dit une chose essentielle, à propos de son fils aîné, Caïn : J’ai acquis un enfant devant Dieu. En gros : c’est ma propriété. Pour le troisième, elle dit : J’ai reçu un enfant de Dieu. Ce sont vraiment deux manières de penser radicalement différentes, l’une est une prison, l’autre une libération. C’est dans la Genèse : ce genre de trucs, on ne le voit nulle part ailleurs. Le désir de recevoir un enfant ou le désir d’en acquérir un sont bien différents. Un parent qui dit (ou pense) : Je vais avoir un enfant pour moi, pour mon équilibre, parce que ce serait bien que je le fasse à mon âge n’est pas celui qui pourra suggérer à son enfant d’avoir une vie intéressante. Les enfants nés sous X sont quand même pas mal dans la survie, alors si en plus on leur colle le désir de survie des parents, en se servant d’eux comme médicament, c’est pervers !

Florence Billet, dans un entretien accordé à la revue Accueil, répond à la question « Que dire à des personnes qui se préparent à adopter ? » par une question : Pourquoi voulez-vous un enfant ?

Une excellente question, qui résume bien les choses : cet enfant, vous le voulez pour vous ou pour lui ? C’est fondamental. Est-ce que vous allez l’élever avec tous vos déterminismes, toutes vos carences, tous vos manques que vous espérez soigner par cet enfant (qui va forcément vous décevoir !) ? En gros, vous allez mettre un enfant dans la m… ! J’ai beaucoup aimé le film Pupille, parce qu’il montre bien cela : il y a des gens à l’Ouest, qui désirent un enfant juste pour eux-mêmes. Ceux-là, ils ne sont pas prêts. Devenir parent adoptif, cela demande un certain travail, un certain renoncement.

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Ce film montre également la dépression du nouveau-né, dont on parle peu…

C’est vraiment bien, et le coup de l’assistante sociale qui vient lui raconter son histoire, c’est génial ! Parce que cela prouve qu’on peut parler aux nouveau-nés de choses intelligentes, tout de suite. J’ai adoré. C’est puissant : peut-être qu’ils ne comprennent que le ton, mais on leur parle sérieusement, pour une fois ; on leur parle de leur traumatisme. Le film montre aussi une chose fabuleuse : l’équipe ne vous abandonne pas ! Vous n’êtes pas abandonné en fait… Bien sûr, vous êtes abandonné par la mère, mais une équipe veille coûte que coûte à la qualité de votre vie.

Avez-vous demandé de l’aide à vos parents, à un moment ? Ont-ils compris votre mal-être ?

Non, ils ne l’ont jamais vraiment compris. Ou longtemps après. J’ai été libéré de cette haine que je me portais très tard dans ma vie, à 38 ans. Mais ils m’ont porté, porté vraiment comme ils ont pu. Mais toujours, ils ont été présents, vous voyez, c’est ça des parents, c’est ça LES parents. Toujours ils m’ont aidé, soutenu, et je me rappelle d’expositions avant lesquelles ils me téléphonaient en me disant : On pense à toi, on est avec toi. Voilà ! Quand vous êtes soutenu, vous comptez pour quelqu’un ; vous n’êtes pas là face à votre destin, à moitié en train de crever. Il y a des gens qui vous aiment inconditionnellement, même s’ils vous engueulent de temps en temps. Mais cela s’appelle aussi aimer quand c’est pour la bonne cause ! Après, ce sont des parents : ils sont forcément fragiles, commettent des erreurs. Ils sont comme ils sont et portent eux-mêmes un héritage. On ne démine pas tous les problèmes en une fois, cela peut prendre des années.

Pourriez-vous développer cette idée d’héritage, de transmission des parents et de « normalité » ?

On souhaite que les enfants soient comme les autres, parce que ça les inscrit dans la famille. Il me semble dangereux de penser qu’il faut élever ses enfants comme les autres. C’est faire fi de leur traumatisme. Ce « comme les autres » correspond à l’envie que l’enfant rentre dans une case sociale parce que les parents pensent que c’est une chance, mais ce n’est pas suffisant. Il faut vraiment qu’ils pensent la globalité de l’enfant avec son histoire, avec ce qu’il a subi. Il faut être capable de se mettre à la place des enfants et ne pas vouloir en faire des clones, ou ça va « merder » tout de suite. Alors oui, Florence a raison, la question est : Pourquoi voulez-vous des enfants ? Pour refaire la même chose ? Pour avoir l’air comme tout le monde ? Pour qu’ils soient comme tout le monde ? L’enfant n’est pas un facteur de normalité. Être normatif par rapport à quoi ? Si ce n’est pas à l’amour, c’est qu’il y a un vrai problème. Il est très important de vouloir insérer socialement ses enfants, mais ça doit se faire avant tout par le cœur.

J’ai eu la chance d’avoir des parents intelligents, et le fait qu’ils aient été chrétiens, que pour eux ce monde n’est pas tout, que chaque personne est sacrée est fondamental pour moi. Cela diminue le côté « totalitaire » du milieu social, par exemple. On n’a pas à ressembler au reste de la société : on sait qu’on a notre place dans l’amour de Dieu, qui n’a rien à voir avec la société. Ça permet d’être dans la liberté, de laisser de l’air à l’enfant, parce que les parents savent dès le départ qu’ils ne savent pas tout. C’est cela qui aide l’enfant à avoir une vie intéressante, vécue selon ses propres critères, selon qui il est en profondeur. Qu’il puisse utiliser ses dons, ses capacités, ne pas être réduit à son inaptitude à rentrer dans les cases, celles qu’ont faites les parents. Parce que forcément les parents peuvent créer l’inaptitude. En vous disant tout cela, je réalise que mes parents avaient de la classe ! Et puis ils étaient là.

Vous avez évoqué le mot « courage », pour les parents adoptifs. Quelle(s) autre(s) qualité(s) auriez-vous envie de mettre en avant ?

Je me répète : il faut avoir confiance dans la vérité. On peut dire aux enfants des choses, même raides, qui constituent la vérité. Les mots justes ne font pas mal, ils font peut-être mal aux parents mais ils libèrent. Les mots qui ne sont pas dits, c’est très dangereux. Alors oui, il faut du courage pour les dire. Mais il est bon d’être confronté à la réalité de sa vie, cela permet de passer à autre chose, d’aimer à son tour, au lieu d’être réduit à être une victime. Au lieu d’être violent. Inapte. Parce qu’on est très facilement inapte. Et violent…

Il me semble que raconter à l’enfant son histoire et prononcer le mot « abandon », ce n’est quand même pas sorcier ! Je crois aussi que les futurs parents doivent prendre conscience de l’injonction qu’ils ont reçue, consciemment ou inconsciemment. Et proposer celle-là, qui est libératoire : est-ce que vous désirez de la conformité ou de la liberté ? C’est un peu ça le chemin qui mène à une vie intéressante