La singularité est un atout puissant
Entretien avec Nicolas Petisoff
Le jeudi 19 septembre 2017, la vie de Nicolas Petisoff est bouleversée. L’enfant unique découvre un frère et une sœur. L’enfant adopté apprend l’histoire de sa mère biologique. Ses racines ne sont pas celles qu’il croyait. De ce choc, Nicolas Petisoff construit un spectacle, Parpaing.
Il a accepté de livrer des réponses aux questions de la rédaction de la revue Accueil. Sans fard, Nicolas nous parle de ses secrets les plus intimes qui ont longtemps plané au-dessus de son histoire. Son tuteur de résilience, c’est le théâtre qui lui permet d’aller à la conquête de son devenir.
Propos recueillis par Françoise Toletti
Vous avez monté une pièce de théâtre intitulée « Parpaing ». Qu’est-ce qui vous a poussé à devenir auteur et acteur ? Qu’y trouvez-vous ?
Le théâtre est un média, une forme d’expression et un espace de liberté infini. J’ai découvert cet espace par hasard, au collège. Rien ne m’y prédestinait, ma mère (adoptive) était comptable à la SNCF et mon père (adoptif) était ouvrier chez Renault. Je ne savais pas ce qu’était le théâtre. Par contre, j’adorais le Club Dorothée ! C’était le début des manga japonais sur les télés françaises et j’étais fan des Chevaliers du Zodiaque. Et contre toute attente, ce manga m’a rendu curieux de l’histoire de la Grèce antique et de la mythologie. Je me suis donc inscrit en cours de grec le mercredi en fin d’après-midi. Entre le temps du self et le temps du grec, il y avait un atelier théâtre. J’y suis allé et voilà. Il ne me reste pas grand-chose du grec, à peine quelques souvenirs des Chevaliers du Zodiaque mais le théâtre est toujours là. Longtemps, ça a été un moyen pour moi de mettre à distance les difficultés. Donner l’impression aux autres que j’endossais un rôle. Alors qu’en fait, j’expiais mes maux derrière un masque. Aujourd’hui c’est un peu différent. Être comédien, être auteur, c’est – de mon point de vue – partir de soi pour donner au monde. C’est partir de l’intime, le mettre à distance de sa propre histoire et le partager pour se rendre compte… qu’on n’est pas seul. C’est une invitation au partage. Une invitation à l’ouverture et à la communication. C’est l’expérience qu’on propose avec Parpaing.
Vous dites que votre vie a été « chargée de rebondissements » : quels sont-ils et comment vous êtes-vous tout de même construit ?
Les rebondissements, j’appelle ça les vertiges et les chaos. Depuis mon adoption, le 16 décembre 1979 (je suis né le 23 juin 1979), ma vie n’aura été que découverte de vérités successives. Mon histoire intime s’est construite par paliers. J’ai appris par hasard, à cause de ma grand-mère, qui était adorable mais qui avait la langue bien pendue, que j’étais adopté. J’ai surpris une conversation dans une supérette de campagne, j’avais 10 ans. Je n’en ai pas parlé à mes parents, je les savais émotionnellement fragiles. Un monde s’est effondré en moi. Mon père buvait, ma mère se débattait tant qu’elle pouvait. Je n’ai pas pris le temps de régler ça, je n’ai pas pris le temps pour moi d’y penser. Et il y a eu la canicule de 2003, ma grand-mère, la même, a failli y passer et elle m’a tout raconté : j’étais le rescapé d’un accident de voiture dans la campagne bellachonne et mes parents étaient des héros, ils m’avaient adopté et offert une vie. Un nouveau monde apparaissait en moi. Et puis j’apprends, beaucoup plus tard, que je suis juste un enfant de la DASS, un pupille de l’État. Un monde s’est écroulé en moi. J’ai mis du temps pour me redresser, presque le temps d’un deuil… et on m’appelle. C’était en septembre 2017, un homme m’appelle pour me dire qu’il est le mari de ma mère (biologique) et qu’elle nous a quittés il y a un an. Depuis sa disparition, il cherche le fils qu’elle a été contrainte, par ses parents, d’abandonner à 17 ans. Et c’est moi. Un univers s’écroule en moi, je suis perdu, détruit. Mais ce que je trouve bien dans l’idée de destruction totale, c’est qu’il n’y a pas d’autre solution que la reconstruction. Je suis devenu un pro pour colmater les vides émotionnels et rénover les liens familiaux. Je suis un maçon de l’existence.
Vous évoquez les « questions d’ancrage » qui se posent à vous. Dans votre spectacle, vous utilisez le mot « puzzle ». L’identité a fait partie de votre quête. Qu’en est-il aujourd’hui ?
La recherche de soi est une quête permanente. Pour tout le monde, non ? C’est peut-être un marqueur un peu plus puissant quand on ne sait pas d’où on vient. Dans mon texte, paru aux Éditions Koinè, je mets en parallèle Ancrage et Encrage, je suis tatoué, et chaque dessin gravé dans ma peau écrit et raconte un bout de mon histoire, de ma construction. Pièce après pièce, je me définis. Je cherche à donner à voir concrètement ce que je suis intérieurement. J’ai la sensation que savoir se questionner sur soi, être capable de se remettre en question, c’est aussi s’autoriser à devenir quelqu’un, c’est se donner le droit d’évoluer, de transformer, de transmuter ce qui semble être acquis.
Vous aimez répéter deux phrases : À qui les secrets de famille font-ils du bien ? et Deviens ce que tu es. En quoi sont-elles importantes pour vous ?
Oui, dans la pièce, je pose quatre fois la question : À qui les secrets de famille font-ils du bien ? Et Je me refuse d’y répondre. Chaque histoire est singulière. Je ne m’autoriserais jamais à préjuger de la vie des gens. Je réalise que les secrets accumulés autour de mon existence ont fait du mal à celles et ceux qui les ont portés. Mais c’est mon histoire. Elle peut être universelle dans les questions qu’elle pose, mais pas dans sa résolution. Certains secrets doivent rester secrets, j’imagine. J’ai une blague, un peu cruelle, je l’admets. Après le spectacle, parfois, des personnes viennent me parler pour me féliciter de mon parcours. Je veux bien être félicité pour mon parcours professionnel, mais mon parcours intime n’est pas plus admirable que celui de n’importe qui d’autre, c’est juste ma vie. Et ces personnes n’en reviennent pas de la façon dont j’arrive à porter ÇA, car, me disent-elles, elles n’ont pas de secrets de famille à porter. Je réponds en souriant : Ah, c’est sans doute que vous n’êtes pas encore au courant. C’est une blague, mais je le crois vraiment. On se ment beaucoup à soi-même, souvent par omission ou pour garder en soi la force de continuer, alors c’est certain que même si c’est inconscient, les secrets s’accumulent. Je ne crois pas qu’il soit salutaire de tout balancer, comme ça, sans aucun filtre. Mais je crois que c’est bien de se poser la question pour soi : Qu’est-ce que je cache au fond de moi ? Et c’est très beau.
Deviens ce que tu es : c’est exactement ça. Ce n’est pas de moi, c’est une citation empruntée à Nietzsche. C’est une invitation à la découverte. Il nous propose, par cette pensée, de déposer les valises du passé parfois un peu lourdes, de nous en délester pour partir plus légers à la conquête de notre devenir. C’est beau, non ? Avoir le droit d’être et pas seulement d’avoir été. Personnellement, j’aime pousser les portes de l’inconnu, je crois que ma vie a forgé en moi ce désir d’aller tous les jours chercher qui je suis.
Dans votre spectacle, le mot « rassurant » revient souvent. Qu’est-ce qui vous rassure dans la vie ?
Ce qui me rassure dans la vie, c’est le quotidien. C’est savoir que les choses – les objets, je veux dire – sont à leur place. Je suis très ordonné. Mon psy dirait que c’est pour contrebalancer mon désordre émotionnel, et il n’aurait sans doute pas tout à fait tort. L’amitié me rassure aussi. J’aime les amitiés sans faille. Je crois que je ne suis pas un ami facile à aimer. Je suis très intense et exigeant, presque plus qu’en amour. Être mon ami·e, c’est accepter et supporter toutes mes euphories mais aussi tous mes côtés sombres. Et quand la confiance est perdue, c’est un deuil qu’il faut gérer. Le complexe de l’abandon est très présent chez moi, j’ai toujours peur qu’on ne m’aime pas, qu’on me laisse. Mais j’y travaille… Donc ce qui me rassure, c’est de bien ranger ma maison et quand on m’aime, qu’on me le dise. Mille fois par jour, ce n’est jamais trop.
Si vous aviez un message à adresser aux parents adoptifs et/ou aux enfants adoptés, quel serait-il ?
DEVIENS CE QUE TU ES… Ça paraît bête, ça paraîtra sans doute un peu mièvre à lire, un peu baba cool, mais l’amour, c’est important. L’amour des potes, l’amour des parents, l’amour des enfants, ça sauve tout. Les parents adoptifs ont ce désir immense d’avoir un enfant. Mais je crois qu’on ne peut pas « avoir » qui que ce soit d’humain. Personne n’appartient à personne. Quand on aime, on ne possède pas l’autre. C’est un désir d’éducation, un accompagnement. Parfois les parents projettent des rêves et des désirs pour leurs enfants. Les parents adoptifs, peut-être encore plus que les autres car les parcours ont souvent été longs, ils ont dû s’armer de patience. Je crois qu’il faut laisser la place nécessaire à l’enfant qu’on accueille pour qu’il puisse devenir et découvrir qui il ou elle est. Sans jugement, sans déception, avec encouragement. J’ai 46 ans et je voudrais dire aux enfants adoptés que ce n’est pas simple. On ne grandit pas dans le bon modèle rassurant de société. Autour de nous, tout le monde porte son identité par ses racines. Pas nous, et ce n’est pas grave. C’est vertigineux la singularité mais c’est un atout puissant. Ça ne fait pas toujours du bien. Mais ça va aller. On a le droit d’être en colère, de ne pas comprendre pourquoi quelqu’un, un jour, n’a pas voulu de nous. Mais soyons vigilantes et vigilants à ne pas repousser celles et ceux qui sont là pour nous. Facile à dire, hein !
Pouvez-vous, en quelques mots, nous parler de la suite du spectacle Parpaing ?
Parpaing est le premier opus de la Trilogie des Monstres. Dans ce triptyque, les monstres, c’est la singularité. Telle qu’elle est parfois perçue par les autres, par ceux qui regardent par une meurtrière bien trop étroite pour voir l’entièreté du monde. Dans le deuxième opus, on parle d’amour : Comment avouer son amour quand on ne sait pas le mot Pour le Dire ? Le texte est édité aux éditions Koinè et on a créé le spectacle au festival Mythos à Rennes en 2023. Je suis homo, et dans ce spectacle, on invite nos interlocuteurs et interlocutrices à se questionner sur l’amour. On y partage la folie de la découverte du désir. On y partage les deuils amoureux. Et on se rend compte d’un truc : qu’on soit homo, hétéro, bi, pan, sapio et tous les autres quelque-chose-sexuel que j’oublierais, en fait, ce sentiment d’amour, c’est le même pour tout le monde. Nous souffrons tous et toutes de la même façon et nous nous réjouissons tous et toutes avec la même intensité. Peu importe l’orientation, nous devrions tous et toutes être égaux en droits amoureux.
Le troisième opus est en gestation, on parlera de la colère et on aura beaucoup à dire !
À lire
- Nicolas Petisoff, Parpaing, ed. Koinè, 2022
« Un après-midi de 1989, il faisait beau dehors, ma grand-mère discutait avec la caissière du Coccinelle, elle m’avait offert une glace. Et pensant que j’étais loin à lécher la boule avec gourmandise, elle a craché le morceau : Oui, c’est lui ! C’est l’enfant adopté de la famille ! »
- Nicolas Petisoff, Comment avouer son amour quand on ne sait pas le mot Pour le Dire ? ed. Koinè, 2023
Sensible aux questions de la construction intime, Nicolas Petisoff nous fait découvrir avec trois témoignages, tant partagés et tant éprouvés, sur le vécu de sa sexualité en tant que minorité LGBTQI+.
- 114 Cie : Compagnie de Théâtre créée par DENICO : Nicolas Petisoff et Denis Malard
Instagram : @114cie – Facebook : www.facebook.com/114Cie
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François-Xavier de Boissoudy est artiste peintre. Né en France sous le secret, il a été adopté à l’âge de 3 mois. Dans un entretien qu’il a accordé à la revue Accueil, il évoque le regard qu’il porte sur ses parents, l’importance de raconter à l’enfant son histoire et de dire l’abandon. Parce que, nous dit-il : Les mots qui ne sont pas dits, c’est très dangereux.