Maltraitance et négligence : du temps et des soins
La maltraitance marque pendant longtemps les enfants qui en ont été l’objet.
Même si ces violences laissent des cicatrices tant physiques que psychiques et risquent de contaminer leurs liens affectifs, il est important de ne pas réduire les enfants à cette histoire ni de les enfermer dans une position de victime.
Anne Ferran-Vermot, psychologue clinicienne, psychothérapeute
Poser une réflexion qui ne soit pas influencée par des positions extrêmes
Quand on se penche sur les questions de maltraitance, il est important de prendre le temps de poser une réflexion qui ne soit pas influencée par des positions extrêmes. D’un côté, existe le risque de la banalisation, voire du déni de la gravité de la violence vécue et d’une non-reconnaissance de la souffrance. Dans un extrême inverse, on peut être obnubilé par ce passé qui nous fait regarder les enfants par le seul prisme de cette expérience douloureuse et posséder une grille de lecture unique pour les comprendre. Ce serait alors comme un enfermement qui les ferait vivre dans un état d’inquiétude et de tension permanente ; ce qui ne peut être propice à la construction d’un lien sécurisant pour l’enfant. Cet équilibre est difficile à trouver et il va falloir du temps pour y arriver.
En tant que parent, vous vous posez sans doute la question de comment « réparer » votre enfant et aussi qu’est-ce qu’il faut réparer ?
Maltraitance et négligence : que recouvrent ces mots ?
La convention internationale des droits de l’enfant (CIDE) définit la maltraitance comme : Toute forme de violence, d’atteinte ou de brutalité physique ou mentale, de délaissement, de négligence, de mauvais traitements ou d’exploitation, y compris la violence sexuelle. Le sujet est vaste, puisque la question de la négligence et du délaissement fait partie de la maltraitance.
Martine Lamour, psychiatre qui a longtemps travaillé autour des questions de prévention définit la négligence comme une forme de mauvais traitement caractérisé par le manque de soins sur les plans de la santé, de l’hygiène corporelle, de l’alimentation, de la surveillance, de l’éducation ou des besoins affectifs, mettant en péril le développement normal de l’enfant.
Être un enfant négligé, c’est avoir été confronté à un parent ou à un substitut parental qui n’était pas présent, ou pas disponible, dans l’impossibilité d’être attentif. Vivre dans un environnement maltraitant ou négligent, c’est être confronté au chaos et à l’imprévisible : rien de ce qui arrive ne peut être anticipé, rien n’a de sens, alors que c’est un besoin fondamental pour que les enfants se construisent.
On sait aujourd’hui mieux repérer la maltraitance, mais la négligence passe encore bien trop souvent inaperçue. Le drame de la négligence est qu’il n’y a personne au côté de l’enfant, ce dernier se retrouvant dans un état de grande solitude.
Emmanuelle Bonneville-Baruchel, psychologue clinicienne, qui travaille auprès des enfants confiés à l’Aide sociale à l’enfance, a montré que les enfants qui ont vécu de la maltraitance et/ou de la négligence, ont été confrontés à des expériences relationnelles traumatiques qui entraînent des troubles de l’attachement et de la relation intersubjective.
On a longtemps perçu les jeunes enfants comme des êtres qui ne se rendaient pas compte de ce qui se passait autour d’eux : cela ne fait qu’une vingtaine d’années qu’on fait des recherches sur la question du traumatisme chez les enfants.
Comment agissent les traumatismes sur le cerveau de l’enfant ?
Le traumatisme psychique est le résultat d’une exposition à des expériences effrayantes qui génèrent une charge émotionnelle tellement forte qu’elle dépasse les capacités du sujet et le confronte à un vécu de mort.
Sous l’afflux de perceptions trop intenses, le cerveau ne peut plus fonctionner normalement. Les liaisons avec le cortex préfrontal, siège des fonctions cognitives dites supérieures (langage, raisonnement, mémoire de travail), vont être déviées vers l’amygdale et le tronc cérébral. Ces zones du cerveau répondent de façon quasi reflexe et déclenchent des réactions archaïques à savoir : la fuite, l’attaque ou le figement. Face à ces émotions, on ne peut pas réfléchir, il faut agir vite pour survivre.
Parallèlement, cette déviation vers les parties du cerveau archaïque coupe le sujet de la conscience de ce qui s’est passé et le travail de la mémoire ne se met pas en place. Ces expériences restent coupées de la mémoire autobiographique. Les personnes traumatisées n’ont souvent pas d’histoires à raconter. Il n’y a pas de chronologie dans leur vécu, et elles vivent une souffrance quasi intemporelle. Ce qui revient à vivre dans une sorte d’état de stress permanent.
On comprend que les situations de maltraitances physiques entraînent un traumatisme et on a appris que le vécu de solitude et les expériences de rejets dans l’enfance sont des causes très fréquentes de traumatismes. La négligence a donc aussi des effets traumatiques.
Un cerveau traumatisé a besoin d’être soigné
La répétition des expériences traumatiques a une incidence sur la constitution des fonctions cérébrales responsables de la reconnaissance de perceptions corporelles, de la gestion des émotions et du contrôle de l’impulsivité. Les nouvelles découvertes sur le cerveau ont montré que les possibilités de ce dernier sont bien plus étonnantes qu’on ne le pensait. Le cerveau est capable de se modifier tout au long de la vie, avec un pic au moment des apprentissages. On appelle cela la plasticité cérébrale. Cela donne de l’espoir ! Mais un cerveau traumatisé ne se répare pas seul, il a besoin d’être soigné. Le cerveau des enfants qui est en construction est beaucoup plus sensible, les dégâts des traumatismes sont très importants. Il faudra du temps et des soins pour que les connexions neuronales puissent se refaire correctement.
Construire un lien de confiance avec un adulte
Les enfants qui ont été l’objet de maltraitances ont intériorisé la représentation d’un adulte qui ne se préoccupe pas (pour la négligence), et qui rejette, voire qui persécute (pour la maltraitance). Dès lors construire un lien de confiance avec un adulte disponible et à l’écoute, va leur demander beaucoup de temps. Ils n’ont pas acquis une sécurité affective de base et lorsque ce lien se construit enfin, ils vont rester littéralement accrochés à leur figure d’attachement et auront un besoin vital de la contrôler. C’est une emprise despotique.
Lorsque les enfants sont délaissés, ignorés, qu’ils ont donc vécu de la négligence, ils ne vont plus prendre le risque de s’attacher ; pour se protéger, ils se coupent de la relation à l’autre. À leurs yeux, les adultes deviennent interchangeables. Ce qui donne, chez ces enfants, l’impression d’une grande autonomie et, à tort, le sentiment qu’ils vont bien. Tout se passe comme s’ils n’étaient pas affectés par la vie. Ils nemontrent plus leur souffrance, leur désarroi, face aux expériences de la vie. Ils peuvent alors s’accrocher aux objets quileur semblent plus importants, parce que contrairement aux humains, ils ne les ont pas déçuspar eux et ils peuvent les contrôler.
Les enfants traumatisés souffrent d’hypersensibilité
Toute sorte de perceptions externes et internes vont réveiller le traumatisme et déclenchent les réactions réflexes décrites plus haut. Ces réactions donnent à l’observateur le sentiment qu’elles sont disproportionnées au regard de la situation qui les a déclenchées. Ils parlent et s’agitent sans arrêt pour tenter de s’auto-calmer et de s’auto-exciter à la fois, et surtout pour éviter de subir des excitations qui viendraient de l’extérieur.
Un bruit, une odeur, une parole, un contact physique peut réveiller le traumatisme. Mais comment leur en vouloir de ne pas disposer des mêmes capacités que les autres ? Comment leur reprocher des comportements qui sont justement l’expression de leur vécu de maltraitance ? Il faut garder à l’esprit que les attaques viennent du passé traumatique.
Beaucoup de situations vont déclencher de telles réactions
Pour en citer quelques-unes : les temps de séparations, les disputes avec les autres enfants, les conflits dans une fratrie, les mauvaises notes à l’école, les conflits avec les parents. La liste est longue et elle est loin d’être exhaustive. Tous les enfants du monde traversent ces expériences, mais elles ne vont pas raisonnées de la même façon. L’enfant traumatisé se dit : Comment moi qui ai vécu des choses aussi terribles, j’aurais droit à recevoir du bon, la violence va forcément venir, c’est ma faute. Si j’avais été meilleur cela ne me serait pas arrivé. « Guérir » de la maltraitance, c’est d’abord pouvoir formuler consciemment ces questions, ce qui demande une grande maturité, et ensuite de trouver des réponses différentes, nouvelles, ce qui va demander encore plus de temps.
Répéter les bonnes expériences
C’est par la répétition de bonnes expériences que ces enfants vont commencer à comprendre qu’ils ne sont plus en face d’un adulte maltraitant. Petit à petit, il remarque que les réponses sont différentes : Même si on me met des limites, on ne me violente pas pour autant, on ne cherche pas à m’anéantir, on ne nie pas mon altérité.
Ils ont besoin d’expérimenter un monde prévisible, de trouver de nouveaux repères. C’est un rythme qui rappelle celui des touts petits.
Certains enfants vont se remettre inconsciemment dans des situations équivalentes aux situations traumatiques. Ils éprouvent à nouveau la satisfaction d’avoir survécu à un danger vital. Ne l’oublions pas le traumatisme confronte à la mort et c’est bien ce qui fait traumatisme.
Tant que l’enfant ne s’est pas construit une pensée différenciée, ce risque existe : avec ses parents, avec d’autres enfants, dans un rôle passif ou actif. C’est parce que l’enfant investit la relation qu’il risque de répéter la maltraitance : Je prends le risque de m’attacher à toi, de m’ouvrir, mais alors cet attachement va à nouveau me confronter à la violence que j’ai vécue.
Pourquoi certains enfants vont aller jusque-là et pas d’autres ? C’est une question à laquelle il est bien difficile de répondre. On ne sait jamais vraiment comment les enfants ont traversé et intériorisé les expériences traumatiques. Malgré la maltraitance, certains ont rencontré des personnes qui ont pu créer un lien affectif authentique avec eux. Ils ont compté pour quelqu’un : une auxiliaire dans une pouponnière, une famille d’accueil, un éducateur…
Et il y a ce qui appartient à l’enfant en propre : ses capacités à s’accrocher à du bon, à s’accrocher aux petites choses de la vie et à s’en nourrir.
Le travail thérapeutique pour élaborer une pensée différenciée
Faire l’expérience de traverser des crises et d’y survivre pourra devenir une expérience fondatrice : malgré la dureté de ce que nous vivons ensemble, tu ne me violentes pas, tu reconnais ma place et tu ne me délaisses pas. Lorsque les enfants ont besoin de tout risquer, c’est un moment extrêmement difficile à traverser tant du côté de l’enfant que du côté des parents. Dans ces moments, il a besoin d’expérimenter que vous tenez à lui, que vous tiendrez pour lui.
Mais cela ne va pas se faire en une fois. Pour que cela s’intériorise petit à petit, il va falloir de nombreuses situations différentes, qu’il va croiser : Dans cette situation, tu ne me violentes pas et dans celle-là ? Non plus. Alors petit à petit, il réapprend.
Mais pour vous aussi ce n’est pas facile : vous encaissez et vous vous demandez ce que vous avez bien pu faire pour en arriver là.
J’imagine volontiers la faille que j’ouvre dans votre parentalité. Comment vais-je faire avec mon enfant qui a vécu des choses si terribles ? Est ce que ce n’est pas au dessus de mes capacités ? Dans quelle aventure me suis-je lancé ? Comment réparer ce petit être qui doit apprendre à faire confiance ? Alors qu’il a intériorisé que la vie n’est pas bonne, qu’elle est pleine de désagréments et qu’on ne peut compter sur personne, il va avoir besoin de votre patience et de votre confiance dans ses capacités, ses ressources et dans les vôtres. C’est un long travail qui va nécessiter une relation parentale suffisamment bonne et des soins psychothérapeutiques appropriés. Vous aurez également besoin d’être entouré et accompagné afin de ne pas rester dans un face à face délétère. Pouvoir participer à des groupes de parole peut être un bon appui. Partager avec d’autres parents vos expériences va vous aider à garder espoir dans les moments difficiles et vous réjouir des moments agréables.
Gardons à l’esprit qu’on ne répare pas un enfant traumatisé sans lui donner des soins appropriés. Il ne viendrait à l’idée de personne de croire qu’une jambe cassée se répare juste avec de la bonne volonté et de l’amour. Pour le traumatisme psychique, il en va de même. Il faut des soins et vous ne pouvez pas occuper une place de thérapeute auprès de votre enfant, au risque de ne plus être dans une position parentale dont il a terriblement besoin.
Le travail thérapeutique va permettre de donner du sens à ce que l’enfant a vécu et remettre la mémoire autobiographique en marche. Les événements traumatiques pourront petit à petit devenir des éléments du passé. Et ainsi déjouer l’enfermement : J’ai vécu quelque chose de terrible, mais je ne suis pas condamné à le revivre à l’identique. Les cicatrices qu’elles soient physiques ou psychiques restent. C’est un leurre de vouloir les effacer, mais si on en prend soin, elles deviennent moins douloureuses, moins sensibles, moins réactives. Jusqu’au jour où elles ne sont plus que des traces de notre histoire.
Le travail thérapeutique est un espace tiers où l’enfant élabore les questions douloureuses et, petit à petit, cette élaboration psychique va l’aider à se construire une pensée différenciée. Ce travail va aussi protéger la relation qu’il est en train de construire avec vous. Il a besoin d’être protégé du risque de répéter. Il a besoin de se libérer de l’emprise du traumatisme. Ne l’oubliez pas, il ne fait pas exprès, il n’a pas mauvais caractère. Mais on ne négocie pas avec les parties les plus archaïques de notre cerveau : toute discussion est vaine. Par le passé, ils n’ont pas eu d’autres choix pour survivre que de se construire comme ça. Ce fonctionnement leur a été nécessaire et il va falloir du temps et une répétition d’expériences relationnelles différentes pour accepter de refaire confiance et apprendre à fonctionner différemment.
Proposer un espace thérapeutique à votre enfant, c’est reconnaître que ce qu’il a vécu demande des soins. Ce n’est ni parce que vous êtes un mauvais parent, ni lui un mauvais enfant… Il faut pouvoir sortir de ce paradigme. Comme nous l’avons vu précédemment le vécu intime de l’enfant maltraité est de penser qu’il est responsable de son passé si douloureux. Pour se défaire de cette croyance, le chemin est long.
Observer son enfant réel
J’ai coutume d’insister face aux parents que j’accompagne – qu’ils soient des parents adoptants ou des parents biologiques –, sur l’importance d’observer leur enfant, leur enfant réel.
L’enfant réel n’est pas l’enfant parfait, rêvé ; c’est bien l’enfant plein de colère, de tristesse, de caprices, d’exigence, qui rate, qui a de mauvaises notes… Et c’est cet enfant réel qui a été maltraité. Ils ont besoin de ressentir le plaisir que l’on a d’être avec cet enfant réel : Même cabossé, je suis content d’être avec toi.
Lorsque l’on adopte un enfant, dont on sait qu’il a vécu de la maltraitance ou de la négligence, il est important de se poser la question du pourquoi on accepte cette situation, dans quelle position on se met en tant que parent.
Se positionner en tant que parent qui devrait tout réparer, c’est s’enfermer dans l’idéalisation, qui empêche de construire une relation entre le parent que vous êtes et l’enfant qu’il est. C’est un risque pour l’enfant qui ne pourra jamais se lier au parent réel, et pour le parent qui ne rencontrera jamais l’enfant réel. Le risque de malentendu est grand et la relation pourrait facilement se réinscrire dans la relation première vécue, celle de la maltraitance.
Il faut du temps pour construire un humain
J’espère que ces lignes auront un peu éclairé le fonctionnement des enfants qui ont vécu de la maltraitance et ou de la négligence. Et que vous vous souviendrez dans les moments de crise, qu’il ne s’agit pas de vous attaquer vous en tant que parent, il s’agit en réalité d’un retour du passé.
N’oublions pas que nous ne pourrons juger des effets de notre investissement parental qu’à l’aune de la génération suivante… Il faut du temps pour construire un humain, peut-être qu’il faut d’ailleurs toute une vie. La vie de nos enfants ne se résumera jamais à leur histoire de maltraitance et jamais non plus à la seule relation parentale. Elle sera jalonnée d’autres rencontres, indispensables à la construction et qui elles aussi pourront être un maillon de la chaîne qui va réparer.
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