La possibilité de l’amour de soi
Entretien avec Laure Badufle
Freddie, dans le film « Retour à Séoul », c’est elle. Du moins elle qui l’a inspirée au réalisateur Davy Chou. Une trentenaire débordant d’énergie et d’idées, qui parle quatre langues, a beaucoup bourlingué, beaucoup navigué en terre coréenne où elle est née. Depuis ses 30 ans, c’est plutôt un voyage intérieur qui l’habite : ses routes multiples l’ont menée au yoga et à la découverte de l’harmonie. Puis au désir d’aider les personnes adoptées à sortir de leurs dépendances.
Propos recueillis par Béatrice de Pommereau
Votre vie « sur grand écran », avec ses « retours » en Corée… Vous y retrouvez-vous ?
Ce film a été le début d’une nouvelle aventure. Mon ami Davy, qui se trouvait un jour avec moi en Corée et a rencontré une partie de ma famille coréenne, a trouvé mon histoire incroyable – comme moi, il est né en Asie et vit en France mais la ressemblance s’arrête là ! Sept ans après ce voyage, il m’a dit vouloir faire un film sur ce que j’avais vécu. Le paradoxe est que le film est totalement basé sur ma vie mais a été réalisé par quelqu’un d’autre. Cela donne une sorte de mise à distance, et même de dépossession. Il y a des choses très pertinentes et d’autres qui me dérangent un peu. En fait, c’est le point de vue du réalisateur sur ma vie et l’interprétation de l’actrice qui n’est pas adoptée mais immigrée de première génération.
Alors parlons de votre vie à vous ! Avoir rencontré vos parents de naissance vous a-t-il changée ?
Je n’avais pas vraiment prévu de les chercher, c’est un peu le hasard qui m’a fait aller en Corée. Mais je pense que, comme beaucoup d’adoptés, j’avais inconsciemment cette recherche en tête. Je pensais trouver dans ces retrouvailles un apaisement, des réponses sur la chronologie de ce qui s’était passé, mais non, je restais sur ma faim. La rencontre avec mon père coréen m’a plongée dans les réalités de ce pays, où le collectif décide pour soi quand on est une femme, et j’ai découvert des éléments pas clairs. Mon dossier disait que ma mère m’avait abandonnée et s’était remariée, en réalité, mon père s’était remarié avant elle. Ma mère (adoptive) me dit que je me suis très bien adaptée en France mais que j’avais beaucoup d’angoisses la nuit et de grands accès de colère. Avant mon adoption (à 13 mois), j’ai été un bébé ballotté entre mère et père, et j’ai dû sentir qu’il y avait eu anguille sous roche. Pour certains enfants, la rupture a été claire et nette mais pour moi, la remise à l’orphelinat n’a pas été une décision tranchée et je pense que ma colère vient de là. Avoir découvert tout ce flou autour de mon père coréen l’a ravivée.
Et du côté de votre mère ?
Du côté de ma mère coréenne, cela a été compliqué : beaucoup d’attente, de « oui non ». Réaliser qu’elle n’avait pas vraiment décidé, comprendre sa situation – elle a dû mettre des distances avec mon père pour ne pas devenir l’esclave de sa belle-mère – m’a rendue très triste. Cette rencontre a été et reste irréelle. Je ne me suis pas effondrée, pour moi c’était une inconnue. La scène des pleurs, c’est très cliché ! J’étais émue, mais toujours dans la distance. Cela dit quand on s’est dit au revoir, c’était très triste. D’autant plus qu’après, plus rien ! Juste un message d’anniversaire, un peu plus tard, comme à un enfant. Beaucoup de mères qui retrouvent leur enfant le considèrent comme un bébé mais ensuite… disparition totale ! Elle arrive, apparaît, disparaît ! C’est très coréen tout ça. J’ai un peu l’impression que nous, les adoptés, on nous a effacés en un claquement de doigt et qu’on a répété ça souvent dans nos histoires. Dans une scène du film, Freddie dit à un ami : Je pourrais t’effacer d’un claquement de doigt. Faire disparaître un enfant, clac ! Les boîtes à bébés de Corée… Et ça nous poursuit toute notre vie, parce qu’on n’en a pas le souvenir : on ne sait pas qui est responsable, pas responsable. Bref ! il y a cette colère qu’on ne sait pas sur qui déverser, on imagine des choses… Finalement, cette courte réunion avec ma mère coréenne m’a plus apaisée que celle avec mon père. Même si elle a disparu, au moins elle ne m’a pas harcelée. Il y a eu quelque chose de plus naturel. Une forme de dignité aussi, chez elle, qui m’a fait du bien.
Que diriez-vous à des personnes adoptées qui veulent retourner dans leur pays de naissance ?
On ne peut pas se préparer à ce type de rencontre : ça arrive. On cherche. Je leur conseillerais surtout d’être accompagnées par quelqu’un qui connaît les difficultés liées à ces rencontres : quelqu’un qui l’a vécu ou bien une association d’adoptés du pays d’origine. Un accompagnant peut aider à freiner les attentes de la famille biologique ou, à l’inverse, faire face à son hostilité et parfois à son déni. Il faut être conscient qu’on va tomber sur des choses désagréables, ça peut être violent. Pour ma part, j’ai récupéré d’un seul coup les données de vingt-cinq années « en parallèle » ! Vingt-cinq autres années. Cela fait beaucoup à intégrer. D’autant plus qu’en Corée, j’avais un nom, une identité et je figurais toujours dans le livret de famille de mon père ! J’ai d’ailleurs fait une expo et un petit film, en Corée, sur ma « jumelle imaginaire ».
Et avec vos parents, comment cela s’est-il passé, après le film ?
Petite, je ne parlais jamais de l’adoption. Plus tard, mes parents m’ont dit qu’ils comprendraient que je fasse des recherches. Mais le film les a mis mal à l’aise : appartenant à une génération qui n’aime pas trop parler de choses intimes, de ses émotions, s’exposer en public les a gênés. Ils m’en ont un peu voulu. Ils avaient eu à subir les « C’est bien ce que vous faites ! », la question du racisme, etc. et voilà qu’à nouveau, leur intimité « adoptive » était mise à nu. Mais avec du recul, je peux dire que mon premier séjour en Corée, il y a quinze ans, m’a rapprochée d’eux. Avant, nous étions dans le conflit, et après la « réunion », au fur et à mesure que je prenais de la distance avec mes parents coréens, j’ai commencé à me sentir plus proche d’eux. Pour moi, la loyauté c’est les uns ou les autres, pas les deux. Mes parents français sont les personnes que j’aime le plus au monde et qui comptent le plus pour moi. Je me souviens de ce qu’ils m’avaient dit : Si tu le fais, on te comprend, mais que vas-tu chercher, là-bas ? Leurs interrogations étaient justes mais j’avais besoin d’y aller. Je crois que mes parents ont toujours souffert d’une forme de stigmatisation, ils se sont sentis différents. Du moins traités différemment par la société.
Pouvez-vous nous parler de votre propre « étrangeté » ?
Nous sommes un peu des « cas sociaux » malgré nous, et ce décalage existe aussi bien chez les parents que chez les enfants, y compris ceux nés en France. Même si l’adopté a toutes les clés, le multipasse, trouver sa place dans la société française n’est pas simple. Il y a une étrangeté vis-à-vis de soi, une sorte de fracture. Après la sortie du film, le Nouvel Obs a écrit : Avec l’adoption, on devient deux personnes, j’ai envie de dire : Parfois plus ! Je vois des adoptés qui ne sont pas du tout connectés à leur corps, à leur asiaticité, par exemple. Leur peau, leurs cheveux, leurs besoins peut-être sont différents mais ils n’y ont jamais vraiment pensé, comme si ça n’avait pas d’importance que ce corps ne soit pas français, vu que la « tête » est française. Parfois ils se « réveillent », souvent vers la quarantaine ou quand ils ont des enfants. Devant un miroir, nous n’avons pas l’impression que ce soit nous, dans le reflet. Je me disais souvent : Mais qui est cette Asiatique, là ? Nous sommes très blancs à l’intérieur, nous avons une mentalité française et tous ses acquis culturels, puis cette espèce de corps, qui est là, une sorte d’âme en peine, qui erre.
Aujourd’hui, vous enseignez le yoga : est-ce une façon de renouer avec votre corps ?
Le yoga s’est imposé : prendre soin de moi est devenu une nécessité parce que j’avais du mal à respirer, à dormir, j’avais des crises d’anxiété, à cause d’une hygiène de vie pas très saine, d’un métier qui me faisait régulièrement voyager à l’étranger. De tous les outils que j’ai pu explorer – danse, musique, dessin, thérapies diverses –, c’est le yoga qui m’a permis de réaliser que j’avais un corps, de reprendre possession de ce corps, de ma vie et d’une spiritualité que je n’avais pas. Ce corps que je maltraitais dans du « court terme » avait tout d’un coup des secrets à révéler. Un travail de reconnexion avec moi-même, appartenant à une lignée (un enfant adopté a deux fois plus de lignées…). En même temps qu’il m’aidait à me rapprocher de mon corps et de mes émotions, le yoga m’a rapprochée de mes origines asiatiques, du féminin sacré, de la mère – le féminin blessé.
Vous faites donc un lien entre ce « féminin » redécouvert et « la » mère ?
Oui, je crois que ce que je cherchais, après ce rendez-vous manqué avec ma mère coréenne, ce que le yoga apporte à tant de personnes, c’est cette histoire de mère universelle, les origines, la terre… Cet accueil inconditionnel, c’est finalement par une certaine figure du yoga que je l’ai rencontré ; cette figure maternelle rassurante, accueillante, aspirante trouvée dans des femmes qui enseignaient. Le yoga kundalini, c’est le féminin sacré, l’énergie de vie, etc. J’y ai trouvé un rapport apaisé avec mon féminin qui a été abîmé par mon histoire d’abandon. Le corps est lié à la mère, je trouve. Or il y a quelque chose de charnel dans le yoga, qui nous remet dans les lignées de nos ancêtres. Avec ces femmes, j’ai découvert un autre « féminin », il y a eu comme une ouverture par le spirituel et une libération d’avec mes modèles de réussite, de beauté et des sphères de pouvoir dans lesquelles je vivais par mon travail. J’ai trouvé la possibilité de l’amour de soi, quelque chose de sécurisant, de puissant et de non abusif, une réparation en lien avec mon adoption. J’ai retrouvé ma dignité, de la clarté et en même temps l’amour de moi-même, un amour universel.
Ça m’a transformée, mais il restait des vieilles habitudes tenaces, notamment un problème de comportement dans mes relations interpersonnelles, dans ma vie sociale, un mélange d’appréhension vis-à-vis des autres, passant par l’alcool. Beaucoup d’excès – alcool, soirées, relations – devenus inconciliables avec le yoga.
Ces excès, ou « dépendances », selon vous, sont-ils plus fréquents chez les personnes adoptées ?
Je le crois, on a souvent une anxiété qui ronge, des relations affectives compliquées, une crainte des ruptures : en adoption, l’enfant est séparé de son milieu naturel et de sa mère, c’est un véritable trauma. Avec cette étrangeté dont on parlait, avec ce « chercher sa place », avec en plus la possible réunion avec la famille biologique qui peut être super dure, ce trauma constitue un terrain de fragilité et de dépendance. Même si l’on fait tout ce qu’on peut en développement personnel, dès lors que les premiers mois de vie ont été insécurisés, on aura toujours cette faiblesse, ce qui ne veut pas dire qu’on sera malheureux ! Mais si un peu de stress arrive, on commence à être un peu sur la défensive, à se sentir menacé.
Pour revenir aux excès, ils sont normaux chez tous les ados, certains vont savoir s’arrêter, mais d’autres vont accrocher, compte tenu de ce terrain fragile. Pour ma part, il s’agissait « juste » d’annihiler mes émotions et de me donner du courage. C’est difficile d’arrêter.
J’ai pris conscience qu’il s’agissait de dépendances en découvrant un processus anglo-saxon de rétablissement de l’indépendance : des programmes en douze étapes, hélas méconnus en France, qui peuvent se décliner sur des situations très diverses (dépendances à des produits, à des personnes ou à des épreuves de la vie). Avec d’autres d’adoptés, nous avons décidé de créer notre propre programme, basé sur ce savoir-faire centenaire, et nous l’avons développé pour les adoptés. On nous disait : Mais l’adoption n’est pas une dépendance ! Bien sûr, mais le trauma crée une dépendance et il est nécessaire de parler. C’est le tout début mais cela fonctionne vraiment bien. Les groupes (basés sur l’anonymat, la gratuité et la laïcité) apportent du réconfort et du soutien. Nous espérons que ce groupe va se développer dans d’autres pays mais aussi pour les adoptants.
Pour les parents adoptifs ?
D’une part, j’ai l’impression que beaucoup d’adoptants restent seuls ou se sentent démunis, puis il semble qu’il y a beaucoup d’histoires de dépendance dans l’ensemble de la famille. Ce qu’on appelle la « codépendance » concerne autant les enfants que les parents. Ces derniers ont, je pense, un besoin de surprotéger l’enfant, de compenser ce qu’il a pu vivre avant son adoption, ses particularités… Cela s’ajoute au parcours compliqué de la maternité. Les parents sont souvent dans une forme d’inquiétude, qui induit un besoin de contrôle. Ils s’inscrivent parfois inconsciemment en « sauveurs » et peuvent porter sur leurs épaules des choses qui ne leur appartiennent pas, s’en mettre trop sur le dos. Les personnes qui vivent quelque chose de difficile créent une dépendance avec eux-mêmes et avec leur entourage. Le premier pas à faire pour en sortir est de prendre conscience de son impuissance, de réaliser qu’on infantilise les gens en voulant les sauver. On ne se libère pas totalement de la codépendance mais on peut trouver des stratagèmes, des comportements pour l’atténuer. Or un parent dans le lâcher-prise peut aider son enfant. Bref, le parent n’est pas responsable de la condition émotionnelle de l’enfant. Devenu adulte, l’adopté peut aller voir du côté de ses constellations familiales.
Constellations familiales ? Pouvez-vous nous expliquer ?
On vit avec notre corps chaque jour de notre vie, et ce jusqu’à notre mort. Et notre corps d’adoptés porte les gènes de notre famille biologique, nos constellations familiales. Un adopté qui se dit, par rapport à ses origines : J’ai peur ou : Je n’ai aucune info ou encore : Je n’ai pas envie d’aller voir doit savoir qu’il peut découvrir la puissance de ses origines, du moins se reconnecter à elles par le biais d’outils comme les constellations familiales. Seul, avec un thérapeute ou en groupe, ce que je recommande. Pour moi, il est plus juste de parler de constellations familiales que de racines : avec la constellation familiale, on peut se dire que nos lignées, nos ancêtres ont d’une certaine manière laissé une trace et sont toujours présents, on peut sentir qu’on descend de ces lignées-là et qu’on va transmettre nous aussi, peut-être, notre perception de la vie. Mais ce ne sont pas vraiment des racines, c’est plus systémique, plus dynamique ! Les racines, cette histoire de « ça descend profond », c’est très statique. C’est devenu un lieu commun de dire « s’enraciner ». Ce que les gens veulent dire, c’est probablement cette connexion avec la terre, mais franchement, nous ne sommes pas des pieds de vigne ! C’est comme dire : L’adopté cherche son identité. En réalité, tout le monde cherche son identité, à chaque instant ! Alors oui, tout communique, il y a des connexions, des constellations d’adoptés, de parents adoptifs. En se mettant en réseau, nous nous transformons les uns les autres. Se mettre en constellation avec ses familles, c’est se relier à la vie.
Vous débordez de projets ! En avez-vous d’autres sous le coude ?
Mais oui ! Avoir plongé dans mon adoption m’a ouvert de nouvelles perspectives. Notamment, un projet de livre, qui a toujours été un rêve, puis, avec d’autres artistes adoptés, nous venons de créer un collectif artistique, OKap (Overseas Korean Art Project) autour du thème des hybridités, dans les domaines de l’art visuel. Et le plus important : dans la trajectoire du film, je suis connectée de façon plus proche à mes parents, notamment grâce aux associations de parents adoptifs, grâce à EFA, car cela m’a permis de voir l’histoire de leur côté, d’être plus dans leur problématique à eux, et pas que de mon côté d’enfant et adulte adoptée. Ce qui me tient à cœur aujourd’hui, c’est d’aider adoptés et adoptants et toute personne concernée par l’adoption, d’attirer l’attention sur leurs mécanismes de dépendance qui peuvent prendre de multiples formes et qui vraiment peuvent pourrir la vie, mais qui ne définissent pas qui nous sommes.
À VOIR
- OKAP (Overseas Korean Art Project) : le collectif OKAP, créé en 2023 et basé en France, regroupe des artistes plasticienNEs d’origine coréenne adoptéEs dans le monde pour promouvoir leur travail (peinture, calligraphie, sculpture, photographie, installations, vidéos, performances…) et développer la diversité dans le milieu artistique. OKAP s’intéresse aussi à toutes les initiatives liées au thème des « hybridités » : identités, genres et migrations. www.weareokap.com
- Retour à Séoul de Davy Chou, Les Films du losange, 2023
Freddie revient pour la première fois en Corée du Sud, où elle est née il y a 25 ans. Elle entreprend de retrouver ses parents biologiques. Le réalisateur franco-cambodgien Davy Chou s’inspire ici de la vie de son amie Laure Badufle. Adoptée à l’âge d’un an par un couple de Français, elle a corédigé le scénario.
Incarnée avec puissance par Ji-Min Park, Freddie veut savoir pourquoi elle a été abandonnée.
Retour à Séoul ne relate pas seulement l’histoire d’une adoptée qui recherche ses origines. Freddie affirme ses identités multiples : femme, française, adoptée, née en Corée, indépendante, avec un certain refus des cases et des clichés. Cela fait de ce film un émouvant portrait de femme. On oscille entre l’envie de lui crier : Stop, c’est dangereux ce que tu fais, protège-toi ! et celle de la féliciter pour sa liberté et sa détermination.
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